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Vers la fin de l’écriture ?

Réalisé par SOPHY CAULIER

Menacée par les claviers et la transcription vocale, l’écriture manuscrite est pourtant loin d’avoir dit son dernier mot.
Elle reste essentielle pour structurer les apprentissages, organiser ses pensées, lire, mémoriser et acquérir des connaissances.

Un jour de vacances d’été, restée en ville, j’ouvre ma boîte aux lettres et en sors une carte postale. « Chic, quelqu’un pense à moi ! Mais qui… ? » Si le ton du message m’est familier, je peine à découvrir à qui appartient l’écriture. Je déchiffre étonnée la signature : c’est une amie proche avec laquelle nous échangions essentiellement par emails et messages vocaux…

Le numérique a-t-il à ce point remplacé l’écriture manuscrite ? Force est de constater que, peut-être par facilité, mais nous tapons plus souvent sur les touches d’un clavier que nous utilisons carnets de notes, papier et stylos. Cela est aussi vrai dans l’univers professionnel où l’on envoie un message électronique à un collègue pour savoir quand on pourra lui téléphoner. Et si l’on se croise à la machine à café, on se promet de s’envoyer un lien visio pour caler la prochaine réunion… Les seuls à recourir encore systématiquement à l’écriture manuscrite sont les médecins pour les ordonnances…
au grand dam des patients qui peinent à déchiffrer leurs hiéroglyphes !

Certes, l’écriture numérique présente des avantages : nous envoyer à
nous-mêmes un pense-bête avec une alarme afin de ne pas oublier un rendez-vous, – même s’il est noté dans notre agenda –, envoyer un message instantané sans déranger notre interlocuteur alors indisponible. Et ces moyens d’échanges électroniques écrits sont déjà de plus en plus souvent supplantés par les messageries vocales !

« L’écriture est un jeu, une expression de soi. En écrivant, on se met matériellement dans l’espace. »

« L’écriture est un jeu. C’est aussi une expression de soi. Je suis fascinée par le besoin de marquer son existence par l’écrit. Il suffit de regarder les prénoms gravés sur le tronc d’un arbre, les graffitis dans les toilettes, dans les cellules monastiques ou sur les murs… En écrivant, on se met matériellement dans l’espace. Cette écriture se perd avec le clavier », souligne Mar Perezts, professeure en philosophie et organisation à EM Lyon Business School rattachée au centre de recherche Organisations : perspectives Critiques et Ethnographies (OCE). Elle qui a toujours aimé
« la belle écriture », au point d’apprendre les calligraphies chinoise et japonaise, et à qui une grand-mère dactylographe a enseigné les rudiments du clavier, s’est posé la question de savoir ce que veut dire écrire du point de vue de la phénoménologie. « Écrit-on les mêmes choses au clavier et à la main ? Sur l’ordinateur, il est si facile d’effacer ce que l’on vient d’écrire alors qu’une correction portée à la main se voit! D’une certaine façon, cette possibilité d’effacer nous enlève-t-elle notre responsabilité ? », s’interroge-t-elle.

Cette disparition progressive de l’écriture manuscrite a-t-elle des conséquences sur nos façons d’apprendre, notre rapport au texte, à la lecture, à la mémoire, à la transmission de connaissances, aux langues étrangères ? Oui, probablement, et le sujet alimente de nombreuses controverses depuis la fin des années 2000. Plusieurs pays, les États-Unis en tête, puis la Finlande et la Norvège notamment, avaient alors renoncé à l’enseignement de l’écriture manuscrite cursive, c’est-à-dire avec les lettres liées, au profit de l’écriture script, des lettres minuscules ou majuscules séparées les unes des autres telles qu’elles apparaissent dans les livres, par exemple, et de l’usage du clavier. En 2014, les États-Unis ont supprimé l’écriture cursive du « tronc commun des connaissances requises pour les élèves », laissant à chaque État le choix d’enseigner ou non l’écriture « à l’ancienne ». La préconisation était que l’enfant apprenne à écrire directement avec des outils numériques et qu’il soit capable d’écrire six pages au clavier en fin de primaire. À peine deux ans plus tard, plusieurs États américains ont rétabli l’enseignement de l’écriture cursive, en option pour les élèves qui le souhaitaient, jugeant que cet apprentissage restait essentiel pour la poursuite de la scolarité.

S’il est trop tôt pour disposer de résultats d’études tangibles dans la mesure où l’on n’a pas suffisamment de recul sur les générations concernées, un point fait consensus. Apprendre à écrire à la main aiderait à mieux maîtriser l’écriture et la lecture, autrement dit l’accès aux connaissances et leur mémorisation. « Le langage, pour au moins 85% de la population qui sont droitiers, est géré dans l’hémisphère gauche du cerveau, c’est le même qui commande la main, le geste de la main. Pour les gauchers, c’est un problème puisque pour eux, le geste de la main est contrôlé par l’hémisphère droit. Pour les droitiers, tout se met donc en place dans le même hémisphère, le geste d’écrire, les mots, les phrases. Il y a une relation entre les lettres et le mouvement, qui s’inscrit dans la mémoire sensorimotrice. Il y a un rapport physique à l’écrit, explique Jean-Luc Velay, chargé de recherche CNRS au laboratoire de neurosciences cognitives d’Aix-Marseille Université (AMU). Ce n’est pas le cas de l’écriture au clavier, qui est une écriture bimanuelle. Les apprentissages sont totalement différents. Dans l’écriture manuscrite, le mouvement n’est pas le même si j’écris un a ou un z, alors qu’au clavier où les lettres a et z sont côte à côte, je fais le même mouvement, je tape sur une touche. Donc la mémoire sensorimotrice est différente lorsqu’on écrit au clavier, car il n’y a pas de geste particulier associé à chaque lettre. »

Et cette mémoire sensorimotrice est celle qui se réactive quand on lit. JeanLuc Velay relate une expérience qui a été menée en école maternelle : « La moitié des enfants ont appris à écrire quelques lettres à la main, l’autre moitié au clavier. Lorsqu’on leur a demandé d’identifier les lettres qu’ils avaient apprises parmi d’autres lettres qu’ils ne connaissaient pas, ceux qui avaient appris à la main ont eu un meilleur taux de reconnaissance que les autres. Car quand on lit, on réactive les processus sensorimoteurs et sonores de notre mémoire. »

Professeure depuis dix ans à EM Lyon Business School, Mar Perestz se désole de voir peu à peu disparaître les prises de notes manuscrites. Elle reconnaît que l’ordinateur est un outil formidable, cela ne l’empêche pas de pratiquer la politique du « zéro ordinateur en cours » et de demander à ses étudiants de prendre des notes manuscrites. « Ceux qui prennent des notes sur ordinateur ne sont pas sténographes, le contenu est souvent pauvre et surtout ils ne retiennent pas les mêmes choses », constate-t-elle.
Elle se félicite de ce que depuis la dernière rentrée, EM Lyon Business School ait créé un label « cours sans ordinateur », apposé sur le descriptif de certains cours – dont le sien – sur la brochure de l’école. Pour mettre les étudiants à l’aise, elle apporte crayons, stylos et papier pour son premier cours. « La moitié de la classe n’en a même pas !, s’exclame-t-elle. Ce que je constate surtout, c’est que les étudiants ne savent plus écrire. Lors des examens sur table écrits, beaucoup d’entre eux répondent par bullet points. S’ils maîtrisent l’exercice de la dissertation pour réussir le concours d’entrée à l’école, car ils sont formatés sur un plan en trois parties, ils ne maîtrisent pas l’essai : ils manquent d’adjectifs, d’adverbes, de phrases longues et structurées… »

Pas facile pourtant d’en tirer des conclusions et d’incriminer l’ordinateur, car on ne peut pas faire une étude comparée entre une population de « boomers », qui a appris avec des méthodes et des outils de son temps, et une population de Gen Y et Gen Z, nés respectivement entre 1980 et 2000, et après 2000, qui a toujours connu le clavier, la tablette et le stylet et n’imagine pas que l’on ait pu vivre sans ! « Il ne faut pas oublier que nous raisonnons par rapport à nos modes, à nos connaissances, rappelle JeanLuc Velay, les jeunes sont habitués aux leurs, ils ont des processus cognitifs bien à eux. Ils organisent leur pensée différemment en fonction des outils qu’ils utilisent. De plus, la plasticité du cerveau est plus grande quand on est jeune… »

Professeur en psychologie cognitive et du développement de l’enfant, également directeur de l’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation (Inspé) de l’académie de Poitiers qui forme les enseignants du primaire et du secondaire, Denis Alamargot travaille depuis longtemps sur ce sujet et sur l’observation des enfants. « Il est important de considérer ces questions par rapport à l’âge des enfants, de remettre ces apprentissages dans une échelle temporelle, explique-t-il d’emblée. Il serait absurde de ne plus apprendre à écrire avec un stylo! » Les enfants commencent dès la maternelle à dessiner des formes qui ressemblent de plus en plus à des lettres puis ils associent le mouvement de ce dessin à un nom, à un son et à une forme.
« Le mouvement est une activité physique, plus on le pratique, plus il est facile à faire et plus on le mémorise. C’est ce processus qui fait que l’on va apprendre des choses. Si on ne faisait que regarder les lettres, on ne les retiendrait pas, on ne les apprendrait pas », affirme-t-il. Après les lettres, viennent l’apprentissage des phonèmes puis celui des mots et enfin celui des phrases.

De la lettre, l’enfant passe à l’orthographe et en écrivant un mot en entier, il le mémorise mieux. « Il faut commencer ce geste très jeune et l’ancrer. L’acquisition de la graphomotricité est un travail de fond, qui dure une dizaine d’années, mais aujourd’hui, on a tendance à penser que ce processus est terminé en CE1 ou en CE2… », regrette Denis Alamargot.
Quant à enseigner l’écriture cursive ou script, pour lui, il s’agit surtout d’une question culturelle. « Les Anglo-Saxons écrivent peu en cursif, l’écriture cursive est plutôt une tradition francophone, héritée de l’école de Jules Ferry. » En France, l’apprentissage en maternelle débute avec des lettres en capitale et se poursuit en cursif. Mais si le script est plus simple à écrire, « on perd des indices de différenciation, alerte Denis Alamargot qui explique : des lettres comme b, d, p, q sont plus faciles à différencier en cursive qu’en script. De même, la notion d’espace entre les mots est moins perceptible en script, où les lettres sont séparées les unes des autres, qu’en cursive où seuls les mots sont séparés par des espaces. Quand ils ont appris en cursive, les élèves ont plus de facilité avec les phrases, la syntaxe. »
Au-delà du débat « script ou cursive » ou de celui « écriture au clavier vs manuscrite », tous les acteurs concernés partagent l’idée qu’il faudrait enseigner l’écriture au clavier ou au stylet, «mais à partir de 9 ou 10 ans, une fois que le geste d’écrire est ancré et acquis, insiste Denis Alamargot. C’est comme une calculette, elle ne sert à rien si l’on n’a pas appris l’addition, la soustraction, etc. »

L’apprentissage de l’écriture manuscrite serait-il alors un passage obligé pour les jeunes ou l’ordinateur se substituera-t-il entièrement au stylo? « C’est en tout cas l’apprentissage le plus long et le plus complexe dans la scolarité. On met quelques mois pour apprendre à lire ou à faire du vélo et il faut des années pour maîtriser l’écriture. De fait, je crois qu’on ne perd pas cette capacité », remarque Véronique Durand-Charlot, conseil professionnel et graphologue. Ingénieure de formation, elle a assumé différentes fonctions de management et de direction dans le secteur de l’énergie avant d’accompagner des cadres – pas que des seniors, mais également des jeunes – en reconversion ou en retour à l’emploi. Quand elle leur demande de lui apporter des brouillons, des textes écrits à la main, elle est étonnée de ce qu’ils lui apportent. « Je craignais qu’ils n’aient pas grand chose. En fait, ils apportent des carnets, des feuillets, et ils ont beaucoup de plaisir à me les montrer. Preuve que le numérique n’a pas tué l’écriture, même dans le domaine professionnel, et que la graphologie a encore toute sa place dans l’accompagnement du recrutement », se rassure-t-elle. En 2018, quand la société de graphologie a voulu mesurer l’impact de l’utilisation du clavier sur l’écriture, Véronique Durand-Charlot a proposé de mener une étude à Polytechnique, école dont elle est diplômée. Elle a demandé à 80 jeunes polytechniciens, âgés entre 20 et 23 ans, de rédiger un texte à la main sur n’importe quel sujet pourvu que ce ne soit pas un texte recopié, et de le signer. Lorsqu’elle leur a demandé s’ils écrivaient encore à la main, la réponse a été unanime: « Oui! »
« Ils avaient même un rapport sensoriel à l’écrit: certains d’entre eux écrivaient au stylo plume ! », s’étonne-t-elle. Résultat:
« Seule la mise en page, la mise en forme du texte est beaucoup moins formelle, mais du point de vue de la graphologie, il n’y avait que des cas particuliers, impossible d’en tirer des grandes lignes ! »

Si le clavier nous prive des échanges épistolaires, joliment rédigés et que l’on prend plaisir à relire, des années plus tard, il semble qu’en entreprise, les blocs-notes n’aient pas dit leur dernier mot. « On voit apparaître des tableaux sur lesquels tout le monde vient écrire pendant une réunion, puis on prend une photo et on la transmet sous forme de PDF aux participants en guise de compte-rendu, remarque Mar Perezts. Et il y a encore des documents qui doivent être signés physiquement comme les actes notariés. » Elle avoue qu’elle serait très triste de voir disparaître l’écriture manuscrite. Mais tout n’est pas perdu !
« Ne plus écrire du tout serait dramatique, on perdrait en mémoire, en historique de la société, tout ce pour quoi l’écrit a été inventé », constate Jean-Luc Velay. Avant de conclure: « Mais les gens comprennent l’importance de garder l’écrit: il est pérenne, diffusable. L’écrit ne disparaîtra pas ! » Alors croyons-y avec lui.

« Ne plus écrire serait dramatique, on perdrait en mémoire… tout ce pour quoi l’écrit a été inventé. »

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