Catégories
Energie/Environnement Innovation/Techno/Recyclage

L’histoire de nos déchets

Réalisé par COLINE DE SILANS

Vous êtes-vous déjà demandé, en grimaçant devant votre compost, pourquoi les déchets organiques nous dégoûtaient tant ? Comment se fait-il qu’une banane en décomposition possède un tel pouvoir de répulsion, là ou un simple emballage nous laisse indifférents ? C’est que nos déchets ont une histoire, inextricablement mêlée à celle de nos sensibilités et des avancées scientifiques

COMMENT NOTRE PERCEPTION DU DÉCHET A CHANGÉ AU FIL DES SIÈCLES ?

Au fil des siècles, la nature de nos déchets a évolué, et avec elle, la perception que nous en avions. Ainsi, ce que nous appelons « déchet » aujourd’hui n’est pas le déchet d’hier, et ne sera probablement pas celui de demain. Du simple résidu au déchet dit « ultime »1 , plongez dans l’histoire mouvementée de nos déchets.

Une définition fluctuante du déchet

Le résidu comme ressource

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la notion de déchets au sens où nous l’entendons aujourd’hui est relativement récente. Le Larousse défi nit le terme comme des « débris impropres à la consommation ou à l’usage, ou des matériaux rejetés comme n’ayant pas une valeur immédiate ». Or, jusqu’au XIXe siècle, il n’existe pas de matières premières considérées comme non valorisables.

L’anthropologue André Leroi-Gourhan2 fait coïncider l’apparition des premiers déchets avec la sédentarisation, période à partir de laquelle l’Homme commence à entreposer ses restes à l’orée des cavernes. Ceux-ci, essentiellement d’origine organique, se décomposent alors naturellement. Avec la naissance de l’agriculture, l’être humain comprend toutefois très vite l’intérêt de revaloriser ses détritus.
Les premiers cultivateurs découvrent les vertus fertilisantes des excréments et des matières fécales et, dès la création des premières cités, les rejets de l’activité humaine, animale ou artisanale sont systématiquement réutilisés : le verre est refondu, les excréments reversés dans les plantations maraîchères…

Ainsi, selon l’historienne Sabine Barles3, avant le XIXe siècle, la notion de déchet ne renvoie en rien à ce que l’on abandonne, mais plutôt à des résidus organiques, considérés comme de véritables ressources à valoriser. Dans les villes, on parle alors de « boues urbaines » ou de gadoue pour désigner ces résidus, dont une partie est réutilisée comme engrais dans les campagnes, mangée par les animaux domestiques ou recyclée en objets divers. Au fi l des siècles, les ossements deviennent ornementations ; les chiffons, papier ; les boites de conserve, jouets. La ville est ainsi pensée comme un gisement de matières premières, et le déchet en tant que matériau « sans valeur » n’existe pas.

Le caractère organique de ces résidus en fait à la fois des éléments facilement biodégradables ou recyclables, en même temps qu’une source de gêne. En France, au Moyen Âge, avec l’accélération de l’urbanisation et l’augmentation de la population des villes, les tas d’ordures s’amoncellent dans les rues, générant une puanteur et un encombrement de moins en moins supportables, notamment pour les populations les plus riches. Dès 1184, le roi Philippe Auguste exigera le pavage des rues de Paris, pour tenter d’endiguer le problème. Au cours des siècles suivants, de nombreux arrêtés seront prononcés pour tenter d’assainir la ville, avec un succès très relatif. La présence d’ordures dans les villes est encore cependant largement admise, et il faudra attendre le XVIIIe siècle et la naissance du courant hygiéniste pour qu’un véritable changement s’opère dans la perception du déchet organique.

Les découvertes de Louis Pasteur révèlent le lien entre hygiène et santé. Les déchets sont vus comme vecteurs de maladies.

l’influence de l’hygiénisme : une aversion croissante pour l’organique

Animé par une médecine encore balbutiante, le mouvement hygiéniste entend mettre en place un gouvernement basé sur le savoir scientifique. Rapidement se développe l’idée que les phénomènes de putréfaction, et avec eux, les odeurs qui leur sont associées, sont à l’origine des grandes épidémies qui frappent l’Europe.
Les ordures deviennent alors indésirables, et la puanteur qu’elles génèrent, synonyme de mort. « Le déchet organique, végétal, animal ou humain figure l’ordure par excellence, tout simplement parce qu’il traduit l’angoisse de la mort, celle que suscitent la vue et le contact de la décomposition »4, note l’historien des sensibilités, Alain Corbin. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les découvertes de Louis Pasteur mettent en évidence le lien entre l’hygiène et la santé, et les déchets sont officiellement désignés comme vecteurs de maladies. Le mouvement d’invisibilisation de l’ordure, timidement entamé lors des siècles précédents, s’accélère : les résidus sont bannis de l’espace urbain et sont repoussés au seuil des espaces habités, tandis que de nouveaux standards esthétiques sont promus au cœur des villes.

Le Paris haussmannien se dessine, sous l’influence de la triade propreté, ordre et beauté. L’angoisse générée par l’ordure ne cessera alors de croître au fil des siècles. « En ce qui concerne la sensibilité au déchet organique, le trend apparaît avec évidence depuis quelques siècles : l’intolérance n’a cessé de grandir, jusqu’à ce que monte la notion toute contemporaine de pollution, qui triomphe aujourd’hui, et dont l’imprécision même prouve l’affinement de la répulsion. Il n’est plus, en Occident du moins, de gens pour affirmer, comme naguère les paysans limousins, que le sale est sain et qu’il rend fort »5, souligne Alain Corbin. À l’aube du XIXe siècle, boues et résidus sont donc repoussés aux portes des villes sous l’influence des hygiénistes, mais demeurent néanmoins amplement réutilisés et recyclés. La profession de chiffonnier connaît d’ailleurs un véritable essor au XIXe siècle, et si les ordures sont progressivement mises au ban de la société, leur composition permet encore le réemploi et le recyclage par ceux qui acceptent de s’en occuper. En ce sens, la révolution industrielle marquera un véritable tournant dans la notion de déchet, menant à la définition contemporaine que nous connaissons aujourd’hui : celle d’un matériau devenu inutile.

Le tournant de la révolution industrielle : le déchet comme rebut

L’impossible réemploi des nouveaux matériaux

C’est à la fi n du XIXe siècle que la notion de déchet, telle que nous l’entendons de nos jours, fait son apparition. À cette époque, la révolution Industrielle donne accès à de nouvelles ressources minérales, rendant désuètes les pratiques de récupération de déchets organiques. Le fumier produit par les villes, jusque-là perçu comme une richesse pour les campagnes, est progressivement délaissé au profit des premiers engrais chimiques. De nouvelles matières font leur apparition, dont on ne sait que faire, comme les résidus de la distillation du charbon, utilisés dans l’industrie de l’éclairage au gaz. En parallèle, l’essor démographique et l’urbanisation croissante génèrent une production de déchets de plus en plus massive. Le déchet prend alors un nouveau sens, il devient « ce qui n’a plus d’usage, qu’il faut abandonner ou éliminer », définition qui a encore cours aujourd’hui. La question du stockage, et de l’échec à réutiliser certains sous-produits, commence à se poser sérieusement, mobilisant les pouvoirs publics.
Les premières décharges font leur apparition, et en 1883, la poubelle est créée par le préfet Eugène Poubelle.

Progressivement, l’acte de jeter s’inscrit dans les mœurs. Les individus sont désormais encouragés à jeter ce qui est devenu inutile, poussant encore un peu plus loin l’invisibilisation des déchets.
Ce dont on ne sait que faire est repoussé hors de la vue : en disparaissant dans la poubelle, ou en terminant à la décharge, il cesse d’exister. Le déchet est condamné, sans pour autant que son origine ne soit remise en question.

L’ère du tout-jetable

Au tournant du XXe siècle, la production des déchets prend une nouvelle dimension avec l’apparition des polymères de synthèse, et l’invention du plastique.
L’avènement de la grande distribution et de la société de consommation pendant l’après-guerre feront exploser sa production. Une nouvelle ère s’annonce : celle du tout-jetable.

Sous l’influence des industriels américains, qui considèrent qu’il y a là matière à dynamiser l‘économie après le krach boursier de 1929, l’acte de jeter devient un vecteur d’émancipation. « Dans l’histoire de l’émancipation des femmes, cette pratique du jetable a été, en tout cas en Amérique du Nord, très explicite. Il y avait quelque chose d’une libération politique et sociétale du fait de la fi n de la guerre, mais aussi une libération du temps, à travers l’usage du bien éphémère.
Une sorte de modernité post Seconde Guerre mondiale, un art de vivre très marqué par l’usage unique, le plastique et le jetable », explique Baptiste Monsaingeon.

Les foyers modernes s’habituent à acheter des barquettes et des produits alimentaires individualisés, souvent emballés de multiples couches. L’acte de jeter est assimilé à un gain de temps et d’efficacité, et devient, de fait, une façon de s’inscrire dans la modernité. Les pratiques de récupération et de recyclage qui avaient encore cours pendant la guerre s’effacent, au profit du désir effréné de consommer et de jouir d’objets neufs. On apprend à l’individu à « oublier ses déchets ». Que ce soit par la mise en décharge ou l’incinération, le déchet est traité loin du regard des habitants, et son devenir n’est pas un sujet. La gestion des déchets devient décorrélée des systèmes de production et de consommation : délégué à un tiers, le déchet n’existe plus.

Parallèlement à cela, la gestion des déchets s’industrialise : continuer à produire des déchets devient alors un enjeu économique, et le gaspillage, un élément fondamental des dynamiques capitalistes.
Un discours politico-industriel se met en place, encourageant les individus à jeter toujours plus. Pendant que la production de déchets s’accélère, avec des matières toujours plus nocives et difficiles à recycler, les inquiétudes sur l’impact environnemental des déchets grandissent.

La prise de conscience environnementale et l’utopie du zéro déchet

La découverte du plastique et des déchets nocifs

À l’angoisse de mort suscitée par la putréfaction de l’organique, s’ajoute la peur du déchet « venu de loin », qu’on ne maîtrise pas. C’est le cas par exemple avec l’apparition des déchets nucléaires, à partir de 1945. « Ce nouveau déchet est rendu encore plus angoissant quand il est qualifié d’« ultime », c’est-à-dire qu’il est impossible de le réutiliser, de le retraiter, de le dissoudre, de le brûler, alors qu’il faut à tout prix s’en débarrasser »6, explique Alain Corbin. Dès les années 1970, la question des déchets s’environnementalise, et le gaspillage effréné connaît ses premiers détracteurs. La question de l’impact de tous ces déchets sur l’environnement commence à susciter des inquiétudes. Les pratiques de recyclage connaissent alors un retour en grâce, même si elles n’étaient jusqu’alors pas qualifiées comme telles, et le terme fait officiellement son apparition dans la langue française en 1960. Le 15 juillet 1975, la notion de déchet est encadrée juridiquement pour la première fois. Est alors considéré comme un déchet « toute substance ou tout objet, ou plus généralement tout bien meuble, dont le détenteur se défait ou dont il a l’intention ou l’obligation de se défaire »7. Alors que la production de déchets est exponentielle, le recyclage entre au cœur des débats. « Il est intéressant de noter que les théories du recyclage correspondent aux grandes phases de production des déchets, comme si les occurrences des débats étaient finalement corrélées à l’insolubilité du problème », soulignent les historiens François Jarrige et Thomas Le Roux. La découverte du continent de plastique, en 1997, marque une nouvelle étape dans la prise de conscience du grand public. Pour autant, la société de consommation n’est pas complètement remise en cause, et la production de déchets suit son cours.

Le zéro déchet, héritier d’un système de pensée hygiéniste ?

C’est en ce sens que Baptiste Monsaingeon parle de « continuum hygiéniste » pour qualifier la rhétorique actuelle du zéro déchet. Le phénomène de distanciation et de dégoût vis-à-vis de l’ordure, amorcé à la fi n du XVIIIe siècle, se retrouve dans la logique du zéro déchet, avec cette idée d’éradiquer l’existence du déchet plutôt que de « faire avec ». Nous sommes, selon le chercheur, héritier d’un système de pensée « qui a mis très loin une forme de production vitale, à l’origine des cycles du vivant ». Encore aujourd’hui subsiste cette part d’angoisse liée au phénomène de putréfaction : si personne n’est a priori répugné par une bouteille de lait vide, il en va différemment d’un reste de nourriture en train de pourrir ! L’abjection séculaire inspirée par l’organique a toujours cours, et son invisibilisation s’est étendue à celle de l’ensemble des déchets ménagers.

En confiant à des tiers la gestion de cette « part du sale », pourtant inhérente au développement économique, l’Homme a pu produire une quantité démesurée de déchets sans totalement prendre conscience de l’ampleur des conséquences, puisqu’il n’était plus impliqué dans leur traitement a posteriori.

Avec la médiatisation croissante des catastrophes environnementales liées à la production de déchets, cette démesure semble toutefois atteindre ses limites. Désormais, l’acte de jeter n’est plus jubilatoire en tant que tel, mais revêt une notion d’utilité publique avec la généralisation du tri sélectif. Une façon de réengager l’être humain dans sa gestion des déchets à l’échelle individuelle, mais aussi, paradoxalement, de le dégager de toute responsabilité quant à la production de ce dernier. « Il y a dans l’imaginaire de l’écocitoyen quelque chose de cet ordre ; jetant le déchet dans la bonne poubelle, il se désencombre de sa responsabilité dans la production de son déchet. Que cherchait-on à préserver lorsqu’on s’évertue à bien jeter ? Est-ce la planète ou ce mode de vie qui consiste à nous considérer plus léger ? », s’interroge Baptiste Monsaingeon8.
Le tri sélectif et le recyclage sont évidemment des étapes nécessaires pour aller vers une meilleure gestion des déchets.
Mais cela ne doit pas masquer la véritable urgence : produire moins.

Au fil des siècles, les déchets produits par l’être humain ont drastiquement changé de nature. D’organiques, ils sont devenus minéraux, rendant leur réemploi de plus en plus difficile. La question du devenir des déchets, qui jusqu’alors ne se posait pas, émerge dès le XIXe siècle, avant de devenir centrale au XXe , puis incontournable au XXIe siècle. Paradoxalement, alors que le déchet tend de plus en plus à disparaître de l’espace public, les conséquences environnementales qu’il engendre sont devenues omniprésentes.

En ce sens, le terme de « zéro déchet », apparu dès les années 1990 et largement répandu depuis, demande à être interrogé : est-il vraiment possible de tendre vers le zéro déchet ? N’est-ce pas le propre de l’Homme de produire des déchets ? Plutôt que de se diriger vers une société utopique où le déchet aurait totalement disparu, mieux vaudrait alors réapprendre à vivre avec, en se réappropriant ce que Baptiste Monsaingeon nomme « la part du sale », et en réduisant rigoureusement nos habitudes de consommation.

1 Un déchet ultime est un déchet qu’on ne sait ni recycler ni valoriser dans les conditions techniques et économiques actuelles, selon l’article L.541-1 du Code de l’environnement.
2 André Leroi-Gourhan, T. 1 : Le geste et la parole, T. 2 : La mémoire et le rythme.
3 Sabine Barles, L’invention des déchets urbains, France, 1790-1970
4 Préface d’Alain Corbin, Les travailleurs des déchets, Delphine Corteel, Stéphane Le Lay.
5 Ibid.
6 Préface d’Alain Corbin, Les travailleurs des déchets, Delphine Corteel, Stéphane Le Lay.
7 Article L.541-1-1 du Code de l’environnement.
8 Interview accordée à Libération, 27 juillet 2017

Partager cet article
Partager cet article

Vous pouvez retrouver cet article dans la revue :

ECO KEYS #2

Commander sur Fnac Commander sur Amazon Commander sur Cultura