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Reportage

Vivre à bord d’une péniche sur la Seine

Réalisé par ÉTIENNE THIERRY-AYMÉ

Photos Philippe Eranian

Difficile de faire adresse plus centrale à Paris. Bienvenue au port des Champs-Élysées, à quelques encablures des différents lieux de pouvoir de la capitale : la place de la Concorde et l’Élysée derrière soi, l’Assemblée nationale de l’autre côté de la Seine.

C’est ici que l’ancien pilote de ligne, voix et tête bien connues de France Info, son actuel spécialiste des transports, Gérard Feldzer, 70 ans, a posé les amarres en famille, il y a vingt ans, sur une Freyssinet datant de 1937, remise au goût du jour. « Quand on achète une péniche, il faut bien avoir en tête qu’il y aura pas mal de travaux à réaliser, notamment d’isolation », prévient l’ancien commandant de bord d’Air France.

Sachant qu’il existe autant d’aménagements possibles que de péniches, et de propriétaires qui pour l’essentiel aiment rester discrets. « Pour vivre heureux, vivons cachés », semble en effet être la devise de nombre de ces « pénichards », comme on les appelle. « Vivre sur une péniche, même si on reste à quai, c’est en effet vivre différemment, déclare-t-il, une invitation permanente au voyage. Pénétrer un autre monde, coupé de la terre… Un peu en marge. »

Avec parfois des voisins originaux ou célèbres, comme le comédien Pierre Richard autrefois, l’architecte et océanographe Jacques Rougerie, ou encore le chef étoilé Thierry Marx aujourd’hui.

C’est surtout profiter d’un coin de nature dans un cadre pourtant hyper urbanisé. « La Seine vit. Vraiment. Même ici, poursuit Gérard Feldzer. Depuis mes fenêtres, je peux ainsi voir passer des couples de cygnes tous les jours, des poules d’eau à bec rouge, beaucoup de canards aussi. Et, parfois même des silures de 2 mètres de long. » « J’ai l’impression de faire partie de la nature, insiste-t-il, tout en habitant en plein cœur de la capitale, et de participer à cette vie tout autour de moi. » Histoire d’apporter son écot, Gérard Feldzer tente d’ailleurs de réduire son empreinte écologique au maximum. « Je viens de tripler la surface de mes panneaux solaires, pour pouvoir les utiliser même par temps pluvieux », dévoile-t-il. Avec également une éolienne, ainsi qu’un dispositif pour récupérer le mouvement des vagues à chaque passage de bateaux-mouches. « Il y a quelques années encore, les batteries Li-ion n’étaient pas très performantes, mais aujourd’hui tout confondu, on peut arriver à être autonome », promet-il.

Séquence nostalgie, un peu plus bas sur la Seine, toujours sur la rive droite, entre le pont de l’Alma et la passerelle Debilly, au pied de l’avenue de New-York, avec Jérôme Simon, 44 ans. Ce fils unique est revenu vivre en 2004, après ses études à Toulouse, sur la péniche de son enfance, qu’il partage aujourd’hui avec sa mère. Sa compagne avec ses deux enfants, habite, elle, à Montreuil. « Je suis quasiment né ici, explique-t-il. J’avais 9 mois quand mes parents se sont installés. » « À l’époque, les gens qui décidaient de vivre sur une péniche, c’était quand même encore un peu des hippies, poursuit-il. Jamais très loin du camping… Avec le linge étalé dehors, un groupe électrogène pour l’électricité. » Les choses ont bien évolué depuis.

La péniche de Jérôme et sa mère ? Un bateau belge datant de 1921, d’environ 30 mètres, un pousseur un peu décati, que le précédent propriétaire avait positionné là au début des années 70. Il n’a jamais bougé depuis.

Le temps qui file… Les habitants du quai ont vieilli, Jérôme aussi. Il fait aujourd’hui partie des plus anciens. Des années 80-90, celles de son enfance, il se souvient des parties de foot sur le quai avec les enfants de son âge. Devenu ado, la péniche devint même son surnom. « Jérôme péniche », l’appelaient ses copains de lycée. Avec la terrasse extérieure sur le haut du bateau, « c’est vrai que j’étais assez populaire pour organiser des fêtes », se remémore-t-il, le sourire aux lèvres. Il faut dire que le cadre s’y prête, il est même assez extraordinaire avec la tour Eiffel en arrière-plan. Il a tout du Paris de carte postale. Les touristes ne s’y trompent pas d’ailleurs. « Certains ont du mal à comprendre qu’il s’agit d’une propriété privée, ils veulent monter à bord pour immortaliser l’instant », ajoute-t-il. Jérôme de distinguer au passage, « un avant et un après Instagram. » « Et, puis il y a les Hollandais, souffle-t-il. Pour eux, péniche est synonyme de maison d’hôte, donc on en a régulièrement qui tapent à la porte pour nous demander une chambre. Tout ça reste bon enfant. »

Et comment vit-on alors à bord d’une péniche ? « Comme à terre. Comme en ville. » Ni plus ni moins. Avec, en fond sonore toutefois la sourdine des voitures de l’avenue de New-York et la voie Georges Pompidou, en surplomb. Et la nuit ? « Enfant, j’aimais beaucoup le bercement du bateau, cela m’endormait », se souvient l’excadre de Veolia. « À partir de 23 h, le bateau ne bouge quasiment plus, il n’y a plus de circulation sur la Seine. »

Parmi les grands sujets du moment pour Jérôme et ses voisins, les Jeux olympiques qui approchent : « On va devoir remorquer notre bateau entre Boulogne et Saint-Cloud, les deux dernières semaines de juillet. » L’après ? « On ne sait pas trop. On verra… » En tout, ce sont un peu plus d’une vingtaine de péniches qui devraient ainsi être déplacées le temps de la cérémonie d’ouverture.

Arrivé plus récent sur la Seine, Louis Prunel, 47 ans, lui, ne sera pas concerné par les JO. Il nous accueille, un peu plus à l’ouest, à bord de sa péniche, une Freyssinet des années 30 : grosso modo, 40 mètres de long par 5 mètres de large, sur deux niveaux, au pont de Bir-Hakeim, avec son métro aérien au second plan, devenu célèbre par la grâce de Jean-Paul Belmondo.

Louis habite ici depuis quatre ans. Après une bonne année consacrée aux travaux, il a pu emménager. Il a notamment fait installer une pompe à chaleur en remplacement de l’ancien chauffage au fioul. « Pour moi, c’est très important de faire les efforts nécessaires, de prendre soin de l’environnement », expose-t-il. Sa péniche est aujourd’hui coupée en trois logements, deux qui sont reliés, et qu’il habite en couple, plus un logement à l’arrière d’environ 35 mètres carrés qu’il loue ou prête à ses amis.

À la quarantaine, ce multi-entrepreneur a eu envie de retrouver un peu de son enfance passé l’été en bord de mer, dans le Var. « Depuis que je suis jeune, je suis un amoureux de l’eau », révèle- t-il. « La vie sur l’eau ? La même vie qu’à terre mais augmentée », estime-t-il.

« Habiter sur la Seine, c’est ainsi disposer d’un grand espace, ce qui est plutôt rare à Paris. Je n’y vois aujourd’hui que des avantages : une vue dégagée sur le ciel, pas ou peu de vis-à-vis. Et, beaucoup, beaucoup de perspectives… », souligne-t-il. Une forme de respiration dans le bruit et la fureur urbaine. « En plus, il se passe toujours quelque chose sur le fleuve. C’est plein de vie, livre-t-il, avec des compétitions de paddle, les bateaux-mouches, des bateaux de croisière, le marathon sur les berges chaque année… » Un néopénichard très attentif à la sécurité de ses hôtes : « J’ai la chance d’avoir des coursives avec des garde-corps tout du long. Ce peut être un mode de vie très attrayant pour les familles, car c’est moins cher que l’immobilier classique. On voit d’ailleurs des annonces régulièrement, mais attention aux jeunes enfants, prévient-il, cela reste un environnement dangereux. »

Un environnement fragile aussi. Ce qui plaît beaucoup à Louis Prunel. « Un bateau, c’est tout l’inverse de la pierre, c’est le royaume du provisoire, un environnement dont il faut prendre soin en permanence. Réaliser son entretien, ça a un côté très agréable », se réjouit-il.

Un besoin de mettre la main à la pâte qu’exprime aussi Astrid Sergeant, 45 ans, amarrée depuis 2003, un peu plus à l’ouest, dans les Hauts-de-Seine, avec son mari, une ado et un labrador de 40 kilos, « ce qui n’aurait pas été envisageable dans un appartement », affirme cette spécialiste de la communication et des relations presse.

« Quand on vit sur une péniche, il faut avoir le sens pratique, poursuit elle. J’aime jardiner, entretenir, repeindre… » Un plaisir qu’elle partage en famille et aime transmettre. Elle se souvient : « Habiter sur une péniche, c’est certainement, l’une des meilleures décisions qu’on a prise avec mon mari. D’ailleurs, pas sûr que nous serions encore en région parisienne si nous n’avions pas opté pour ce mode de vie. » Elle raconte : « C’est arrivé un peu par hasard, mon mari travaillait à l’international, on a dû rentrer, on a alors cherché un mode de vie “exotique”. Je ne me voyais pas emmurée dans Paris. J’ai alors trouvé une première péniche à louer. » Le début d’une grande aventure, qui dure depuis vingt ans… « Il y a un côté très dépaysant, poursuit-elle. On pourrait être sur n’importe quel fleuve, et observer les mouvements du monde filer autour de soi… »

Avec un « même rapport, un même goût du voyage », être ici et ailleurs, être d’ici et d’ailleurs, un point commun qu’Astrid décèle chez nombre de ses voisins, venus d’univers très différents, avec beaucoup de familles. « C’est l’esprit communautaire également qui m’a conquise, un peu comme en moto, cet esprit d’entraide et de solidarité », s’enthousiasme-t-elle. « Vivre des crues ensemble, passer trois mois en bottes les pieds dans l’eau, ça tisse des liens forcément », atteste-t-elle.

Un petit côté village, avec toujours un œil bienveillant et vigilant porté sur la péniche du voisin. « On se connaît tous plus ou moins par rive », témoigne-t-elle. Confirmation au pont de Neuilly avec la Skyline qui se détache à l’horizon. C’est ici, en contrebas, noyé dans la verdure, passé un petit portillon, coincé entre l’île de Puteaux et Neuilly, sur ce bras tranquille de la Seine que nous retrouvons sur la berge, Marie Fontaine, 56 ans qui a emménagé ici, en 2017, avec son mari et ses deux enfants ; et Gaëtane Robin-Champigneul, 51 ans, sa voisine, arrivée, elle, en 2015, avec son mari et ses deux enfants, 18 et 20 ans aujourd’hui.

« Il n’y a pas de trafic sur ce bras, pas de passages, pas de bateaux-mouches, explique Marie-France Bégot Fontaine. C’est vraiment très tranquille. On peut y faire du kayak, du paddle. » « Si on veut être à l’abri des regards, c’est vraiment l’habitat idéal : on est coupé de la ville, mais il y a la ligne 1 du métro à deux pas », détaille quant à elle, Gaëtane Robin-Champigneul. Et de poursuivre : « Le collège est à deux minutes à pied pour les enfants. » Elles habitent aujourd’hui « à trois péniches d’écart. » Elles se sont connues et notamment rapprochées au sein de l’association ARSN qui regroupe les habitants riverains de la Seine à Neuilly-sur-Seine, avec son barbecue annuel aux beaux jours, et tout au long de l’année, une boucle WhatsApp qui leur permet d’échanger tuyaux, noms d’artisans spécialisés, ou encore « dire qu’on s’en va quelques jours afin que les voisins jettent un œil… au cas où », souligne Marie Fontaine.

« Nous sommes arrivés, nos enfants étaient déjà grands, se remémore-t-elle. En bas âge, je n’aurais pas été très rassurée. Nous disposons aujourd’hui d’un grand séjour de 90 mètres carrés, de deux chambres. On a aussi un deuxième bateau à l’arrière de 25 mètres de long sur 4 mètres de large, poursuit la cadre dirigeante. L’été, c’est vraiment très sympa, très festif. »

« Nous vivions à Suresnes, en appartement. Nous voulions acheter une maison, raconte de son côté, Gaëtane Robin-Champigneul. Alors tombés par hasard sur une annonce de péniche, nous avons eu le coup de foudre. N’y connaissant rien, nous nous sommes fait accompagner par une agence spécialisée. Nous voulions être au calme, et surtout pas dans Paris. Nous avons alors visité une dizaine de bateaux entre Saint Cloud, Levallois et Neuilly, avant de tomber sous le charme de cet endroit… » « Le “tronçon de péniche” nécessitait beaucoup de travaux et nous souhaitions l’aménager comme une maison ouverte sur l’extérieur, décrit la chargée de formation, pour profiter pleinement de la vue sur la Seine et de la nature. »

« Pour les enfants, vivre sur une péniche, poursuit-elle, c’est une vraie opportunité de s’ouvrir à d’autres horizons. Le club d’aviron de Neuilly par exemple est tout proche. Mon fils est vraiment devenu mordu, et pratique ce sport en compétition depuis huit ans. »

Les enfants de Marie Fontaine, eux, ont bien grandi, ils étudient désormais à Paris, mais ne ratent jamais une occasion de revenir. « Surtout dès que nous nous éclipsons avec mon mari », sourit-elle.

Finalement, pour la majorité des pénichards que nous avons rencontrés, le plus difficile semble être de se projeter à très long terme sur leur péniche. « Je ne suis pas persuadé d’y vieillir, résume Louis Prunel. Vivre seul et vieux, pour moi, c’est compliqué à imaginer dans un tel environnement. Certes, ça conserve, le corps et l’esprit, mais ça reste dangereux. A minima, il faut être deux, ou avoir une aide. » Et de considérer : « C’est probablement une étape de ma vie. Un peu comme lorsqu’on possède un bijou auquel on tient, on sait qu’on en est le dépositaire, pour un moment, mais qu’on ne va pas le garder éternellement, qu’on devra, un jour, le transmettre… », conclut-il, pénichard, philosophe, et oiseau de passage.

En pratique : vivre et s’installer sur une péniche

« Acheter et vivre sur une péniche c’est, pour un même budget, disposer d’environ 30 à 50 % de surface supplémentaire par rapport à un appartement, et la qualité de vie en plus », assure la fondatrice et gérante de Rivercoach, Valérie Huvé, dont l’agence spécialisée en transactions fluviales a déjà installé plus de 200 familles. « La première chose à faire, c’est de vérifier que le bateau est en bon état, et surtout conforme à la réglementation, explique la spécialiste. Et notamment qu’il dispose d’une COT, c’est-à-dire d’un emplacement d’amarrage déterminé par une convention contractuelle avec l’administration, renouvelable tous les cinq ans. »

Parmi les passages obligatoires pour ce renouvellement, la sortie du bateau de l’eau – une fois tous les dix ans – pour inspecter sa coque. Comptez alors entre 6 000 et 8 000 euros HT. Sans compter les travaux éventuels… « D’où l’intérêt d’être, dès le départ, bien accompagné », insiste Valérie Huvé. « Se lancer seul ? Je ne le conseillerais pas, poursuit-elle. Ni de faire appel à une agence immobilière lambda…»

« Acheter une péniche, c’est passer de la terre à l’eau, avec des particularités et des réglementations différentes. Il vaut mieux être bien conseillé pour se simplifier la vie », analyse-t-elle. Son agence accompagne les acquéreurs au-delà de la transaction : avec les experts fluviaux, les chantiers navals, les architectes, les entrepreneurs, les avocats, les banques et les assurances spécialisées, et, bien sûr, avec les gestionnaires des fleuves : VNF ou Haropa Port de Paris. Enfin, bonne nouvelle : pas besoin de notaire pour l’acte de vente, et pas de frais de notaire. « Je vous conseille néanmoins de passer par un notaire ou un avocat ayant l’expérience de ce genre de transactions avant de signer », tempère Valérie Huvé. On n’est jamais trop prudent.

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