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Entretien

Nicolas Dufourcq, Directeur général Bpifrance

Propos recueillis par FABRICE LUNDY

Photos LIONEL GUERICOLAS

Il a fait de Bpifrance un outil majeur pour lefi nancement des entreprises, certaines devenues aujourd’hui des licornes.
Cela fait neuf ans que depuis sa création, Nicolas Dufourcq, inspecteur des finances, ancien de Wanadoo ou de Capgemini, dirige cette banque des entrepreneurs, née de la fusion d’Oséo, de CDC Entreprises et du FSI.

Nicolas Dufourcq :  Directeur général de BPIFrance

Chaque année en octobre, l’évènement BIG est « the place to be » pour des
milliers d’entrepreneurs venus écouter à
l’Accor Hotel Arena des dirigeants de la
French Tech, de la French Fab, de la
French Touch ou encore les « éclaireurs »
de la communauté du coq vert pour le climat, ainsi que des personnalités politiques dont le président de la République.
Alors que la croissance repart, rencontre
avec celui qui contribue au changement
de visage de l’économie française.

Fabrice Lundy : Fin janvier, l’Insee révélait le chiffre record de +7 % de croissance en 2021 en France.
Notre pays est dans le peloton de tête de la croissance en Europe.
Comment vont les entreprises ?

Nicolas Dufourcq : Elles se portent bien, même si certains secteurs souffrent.
Dans leur grande majorité, les entrepreneurs sont à fond même s’ils sont limités par les restrictions sur les achats et le recrutement. L’optimisme n’a jamais été aussi haut depuis la création de nos enquêtes. La 74e enquête de conjoncture de Bpifrance Le Lab montre que le rebond d’activité des TPE-PME a été beaucoup plus marqué qu’anticipé. Il y a clairement un effet embarqué de la croissance 2021 sur 2022, et la seule chose qui puisse introduire une incertitude c’est l’aléa géopolitique.

F. L. : Ça vous a surpris ?

N. D. : En fait, non. Dès le premier semestre 2021, nous avons dit qu’on était en train d’armer la catapulte et qu’un jour, on couperait le fil, et qu’elle partirait. Et c’est exactement ce qu’il s’est passé. On avait d’ailleurs préparé nos clients entrepreneurs à cela, c’est-à-dire à l’hypercroissance qui elle-même crée des déséquilibres.

F. L. : Le «quoi qu’il en coûte» a été payant ?

N. D. : Il a été très payant. D’abord, il a protégé les entreprises, et puis il a protégé la psychologie, c’est ce qu’il y a de plus fragile en France.

F. L. : Quelle reprise à présent ?
Pour les entreprises, est-ce une nouvelle page qui s’ouvre avec une économie plus tech, plus innovante, plus verte ?

N. D. : Parfaitement, beaucoup d’entrepreneurs sont jeunes et ils ont compris que les défis que vous avez cités sont les défis de leur génération, l’invention d’une nouvelle société. Gambetta appelait cela les couches nouvelles, ce n’est plus du tout la même démographie d’entrepreneurs qu’il y a quatre-cinq ans.

Plus que la transformation, de la métamorphose…

F. L. : Et quelles opportunités cela apporte ?

N. D. : Le futur est arrivé beaucoup plus vite que prévu, ce qui nous a évité une période de transition, d’interrogations, de contemplation, sur de nombreux sujets.
La crise a agi comme une sorte d’antidote à la procrastination. Beaucoup de gens se sont mis à décider de choses qu’ils avaient prévu de décider un peu plus tard. Et ça, c’est formidable.

F. L. : Est-ce l’heure de la réinvention, de la transformation ?

N. D. : C’est plus que la transformation, c’est la métamorphose. Il ne s’agit pas de penser qu’on est dans une continuité lente, avec ce qu’on a pu connaître. C’est beaucoup plus mobilisateur, beaucoup plus puissant, cela permet de comprendre que tout doit changer avec le digital et la préoccupation climatique : les comportements, les process, les outils, la relation client, les produits, les métiers, le télétravail, enfin toute l’écologie de la vie change.

F. L. : Mais arrive-t-on à se projeter ?

N. D. : Tout va évidemment très vite, mais c’est bien comme ça. Pour le cerveau humain et pour le cerveau de l’entrepreneur qui a tout à faire à la fois, c’est un défi considérable. Donc, il faut le prendre avec gourmandise. Cela nécessite d’avoir d’énormes ressources d’énergie pour absorber ces chocs. Le rôle de Bpifrance est justement d’alimenter cette pompe.

F. L. : Quels sont vos critères d’investissement pour déterminer les bons projets de long terme ?

N. D. : Nous avons de très bons professionnels dans toutes les verticales, qui sont à la fois aguerris aux technos et qui connaissent bien les entrepreneurs. Car notre seule boussole c’est l’entrepreneur.
Un bon entrepreneur est celui qui a un tableau Excel dans la tête et un grain de folie. Savoir juger cela, c’est un métier, qui se raffine dans le temps.

F. L. : Depuis neuf ans à la tête de Bpifrance, avez-vous vu une évolution de votre métier ?

N. D. : Non, il y a neuf ans nous étions très en avance, dans la manière dont on s’adressait aux gens, et aujourd’hui de plus en plus de gens parlent comme nous. Nous allons essayer de garder un coup d’avance.
Il s’agit de simplicité, de rapidité dans le dialogue et de compréhension intime de ce que sont les aspirations des entrepreneurs. Il faut toujours mieux comprendre leur vie quotidienne. Et il faut mettre du capital humain, d’où la création de nos 100 écoles, les accélérateurs de Bpifrance.

F. L. : Vous prenez vos décisions plus rapidement qu’avant ?

N. D. : Oui, il y a de plus en plus de dossiers, nous avons beaucoup recruté, mais pas dans la proportion de la croissance des dossiers.

On est en train de shooter un nouveau film

F. L. : Dans l’avenir, y aura-t-il davantage de souveraineté économique ?
Passera-t-elle par des relocalisations, par une montée en puissance de nos savoir-faire et par une réindustrialisation ?

N. D. : Il y aura de tout cela bien sûr. Nous allons passer d’un monde où il était inévitable de délocaliser, à un monde où il est envisageable de localiser, et non pas relocaliser. L’industrie est plastique, il y a toujours eu des crises industrielles, le textile a été remplacé par la mécanique, celle-ci remplacée par l’électronique. Mais dans les années 2000, ce qui a disparu n’a pas été remplacé, c’est pour cela que l’industrie française a été divisée par deux. En quarante ans, nous avons perdu 2 millions d’emplois. C’est un moment tragique, mais il est stoppé depuis quelques années. Depuis quelques années, on ouvre plus d’usines qu’on en ferme. Nous ne sommes plus dans les années 2011-2013 quand 300 usines fermaient chaque année. Nous allons maintenant remonter, mais sans rembobiner le film tragique de 1995 à 2015. On est en train de shooter un nouveau film. Basées sur la technologie, les usines sont plus petites, digitalisées et décarbonées, les séries sont plus courtes et les entrepreneurs sont très investis et très militants. Au moment de savoir où ils vont s’implanter, s’ils se sont posé la question de la Chine, de la Turquie ou du Maroc, ils constatent qu’après tout pourquoi pas la France. Lorsqu’ils viennent nous voir nous leur disons : « Évidemment la France. Nous allons vous financer, vous apporter des conseils d’accompagnement. »

F. L. : Vous faites paraître en mai un livre sur la désindustrialisation. Depuis dix ans, le regard sur l’industrie a-t-il changé ?

N. D. : Oui, le regard est en train de changer, et cela va prendre encore un peu de temps. L’industrie c’est quelque chose qui est 360° d’un point de vue cognitif, puisqu’il y a du code, de la matière, de la transformation, de la production d’objets, c’est ce qui la rend très attractive. Particulièrement pour une partie des jeunes générations qui ne sont pas forcément faites pour passer leur vie devant un écran. Encore faut-il arrêter de leur mettre dans la tête que l’industrie c’est Zola. Tout ceci est aujourd’hui terminé. Les jeunes qui veulent travailler en cuisine avec des grands chefs, je leur dis que l’industrie c’est exactement la même expérience.

« Nous allons passer d’un monde où il était inévitable de délocaliser, à un monde où il est envisageable de localiser. »

F. L. : Vous avez lancé en janvier un Plan nouvelle industrie, doté de 2,3 milliards d’euros pour les startups industrielles.
Comment fonctionne-t-il ?

N. D. : Il s’adresse aux startups issues de la science française qui sont nées du plan Deeptech, lancé en janvier 2019. Il consiste pour Bpifrance à aller voir des chercheurs de 30-35 ans, à l’origine d’innovation pouvant engendrer du business. On les convainc de devenir chercheur-entrepreneur, puis entrepreneur-chercheur, puis entrepreneur tout court. Il y a trois ans quand nous avons lancé ce plan, il se créait à peu près 50 startups Deeptech par an. Grâce au continuum de financement et d’accompagnement, nous sommes à 200 chaque année et on va monter à 500.
Après la phase de développement, aujourd’hui ces entreprises entrent en phase de production. Il fallait répondre à cette demande, car il n’y avait pas d’acteur en position de financer cette étape. Nous avons mis en place, en 2021, une boîte à outils pour ces entreprises, dans la continuité de celle du plan Deeptech lancé en 2019. Nous commençons par une petite subvention, puis une subvention plus conséquente, un petit prêt et un gros prêt, un petit capital, puis de l’amorçage et de la Série A. Et aussi du conseil, opérationnel, en digitalisation d’usine, en management, etc. L’idée est d’injecter du capital à haute pression dans un temps limité pour faire grandir une entreprise à toute vitesse.
On ne prend plus son temps, on applique les méthodes du capital risque à l’industrie. À la lumière de ce qu’Elon Musk a prouvé, et de ce que tous les grands industriels qui ont forgé l’industrie française dans les années 1880-1925 ont fait, nous pouvons faire du capital risque industriel.

« On ne prend plus son temps, on applique les méthodes du capital risque à l’industrie. »

En mettant beaucoup d’engrais, nous allons accélérer

F. L. : À ce propos, comment expliquez-vous que la France accumule en ce début d’année 26 licornes dont Mirakl, Swile, Exotec ?

N. D. : Ce n’est pas lié au plan Deeptech, cela remonte au début de Bpifrance. C’est le fruit du travail accompli depuis neuf ans. Nous savions que cela prendrait du temps. Ces licornes sont un peu toutes des Bpifrance babies, prises à la couveuse. Elles ont toutes commencé par la Bourse French Tech ou French Tech Emergence pour celles de la Deeptech.

F. L. : C’est une fierté pour vous personnellement ?

N. D. : On en rêvait ! À la création de Bpifrance, il n’y avait qu’une seule licorne, Criteo. Nous n’imaginions pas en créer 25 en neuf ans. Maintenant, j’ai le sens des proportions, la France ce sont 67 millions d’habitants, Israël 9 millions, nous avons 25 licornes, eux ils en ont 54. Il reste du chemin à parcourir.

F. L. : Alors que fait-on ?

N. D. : Tous les acteurs de l’écosystème travaillent dans ce sens et nous savons que nous aurons aussi nos 54 licornes mais cela prend du temps. En mettant beaucoup d’engrais, nous allons accélérer, mais rattraper la totalité sera difficile. En revanche concernant les startups industrielles, nous ne sommes pas loin d’être les premiers à planter. Je pense que dans ce domaine la France surperformera.

La relance se fait de façon équilibrée sur le territoire

F. L. : Toujours pour évoquer cette relance, comment irrigue-t-on l’argent sur les territoires ?

N. D. : Au début des années 2000, nous avions une autre France, avec encore Paris et la province. Aujourd’hui vous allez à Nantes, Montpellier ou Marseille, tout a changé car l’entreprenariat est partout.
C’est pour cette raison que notre réseau compte 50 agences sur tout le territoire pour être au plus près des dirigeants.

F. L. : De nouvelles fractures géographiques ont-elles fait leur apparition ?

D. N. : Non, la relance se fait de façon plutôt équilibrée. Il y a des pôles traditionnellement très entrepreneurs, le pôle lyonnais, la Mayenne, la Vendée, l’Alsace.
Même la grande diagonale des Ardennes jusqu’à Albi, qui a été profondément désindustrialisée est en train de renaître.

Il faut que les techs françaises soient cotées sur Euronext

F. L. : Ça fait neuf ans que vous êtes à la tête de Bpifrance, quelle est votre ambition pour 2022 et les années à venir ?

N. D. : Il y a tous les défis dont on vient de parler, c’est-à-dire toute la digitalisation des PME / TPE, la décarbonation de celles-ci, la réindustrialisation de la France, et puis créer 60 licornes, les enjeux sont gigantesques.

F. L. : Mais y a-t-il assez d’argent ?

N. D. : Il y a beaucoup d’argent, mais il en faut encore, et encore, notamment pour accompagner les sociétés techs vers la cotation en Bourse et atteindre l’objectif de création de 100 sites industriels chaque année. Heureusement, nous avons un système bancaire qui est extraordinaire et la force d’entraînement de Bpifrance va jouer. C’est tout l’écosystème financier français qui va accompagner les grandes transitions dont je viens de parler.

F. L. : À une époque notamment dans la tech, certaines entreprises ont dû aller chercher de l’argent ailleurs notamment aux États-Unis, au Nasdaq.
Quelles sont selon vous les bonnes raisons de rester en France ?

N. D. : En premier lieu, parce que nous sommes français, c’est important. Deuxièmement, il y a beaucoup d’excellents ingénieurs, moins chers qu’aux US et surtout beaucoup plus fidèles. Énormément de science sort de nos laboratoires, il n’y a pas de raison qu’elle soit licenciée à des entreprises étrangères. Maintenant, nous devons attirer des investisseurs étrangers en France. Bpifrance participe activement à l’afflux de capitaux étrangers, ce qui est très vertueux. Aujourd’hui, on ne peut plus dire qu’on est obligé de créer son entreprise hors de France parce qu’on n’a pas trouvé de capitaux. Ensuite, il faut que les techs françaises soient cotées sur Euronext.
Nous travaillons très bien avec Euronext, mais il faut aussi que les grands investisseurs institutionnels achètent ces valeurs et rendent la place tech de Paris attractive.

Investir 2 euros dans une entreprise

F. L. : Bpifrance a lancé son fonds « Bpifrance Entreprises 1 » pour inciter les particuliers à investir dans le private equity.
Comment les convaincre d’investir dans le capital investissement qui a la réputation d’être plutôt réservé aux institutionnels ?

N. D. : Ce que nous avons voulu précisément, pour des raisons éthiques, c’est mettre un terme à cette injustice qui faisait que le private equity était jusqu’alors réservé à une élite. Nous avons souhaité offrir la possibilité aux particuliers d’investir dans un portefeuille de plus de 1500 entreprises françaises non cotées, présentes sur tout le territoire. Pour ce deuxième fonds, Bpifrance Entreprises 2, nous avons abaissé le ticket d’entrée de 5000 à 3000€, soit 2 € par entreprise. Par la répartition extrêmement large du portefeuille et aussi par le fait que ce sont les entreprises qui sont déjà investies, le risque est ainsi limité. Il n’y a aucune incitation fiscale à l’entrée, donc aucun coût pour l’État, ni de taxes sur les plus-values à la sortie.

F. L. : Quel est le profil des investisseurs pour l’instant ?

N. D. : Environ 20 000 personnes ont souscrit à la première génération, ce qui est très encourageant s’agissant d’un produit totalement inédit. Les investisseurs ont déjà pu constater la très bonne performance du fonds. Nous nous attendons à ce que la deuxième génération rencontre un grand succès.

Monter 100 orchestres pour les enfants les plus défavorisés

F. L. : Vous êtes très engagé avec Laurent Bayle, le président de la Philharmonie de Paris sur le projet Démos – Dispositif d’éducation musicale et orchestrale à vocation sociale. Pourquoi cet engagement et comment cela se matérialise-t-il ?

N. D. : Je savais qu’existait une telle initiative en Argentine. Un mouvement extraordinaire que j’avais découvert car je prête
l’un de mes instruments à un violoniste vénézuélien, qui en est issu. J’ai contacté Laurent Bayle début 2015. À l’époque, Démos comptait déjà trois orchestres. Ensemble, nous nous sommes fixé comme objectif de monter à 100. C’est ambitieux mais c’est la méthode Bpifrance ! Aujourd’hui, nous sommes à 50 et nous allons monter progressivement à 60 cette année grâce aux fonds collectés.

F. L. : Qu’est-ce qui vous a motivé ?

N. D. : J’ai la conviction que la musique classique, dans le respect qu’elle impose de l’instrument, change complètement un enfant. Celui ou celle qui a 7 ou 8 ans commence dans un petit groupe de 15 puis se trouve dans un orchestre de 100 musiciens qui se produit en public, en voit sa vie changée. Il peut passer sa vie à écouter du rap, ce n’est pas le sujet. Il aura eu une pratique musicale qui est extraordinairement stabilisatrice pour son identité d’enfant. Il y a le respect de l’objet, il y a la fierté de la famille quand il ramène chez lui son violon, sa clarinette. L’instrument lui confère un statut particulier au sein de la famille. Et quand il joue à la Philharmonie, devant tout Paris, les parents sont pleins d’admiration.

F. L. : De quoi avez-vous besoin sur cette fondation ?

N. D. : Un orchestre a besoin de 200 000 euros par an, dont 80 000 sont couverts par mécénat. Nous cherchons des entreprises du CAC 40, du SBF120, des fonds d’investissement capables de financer un orchestre entier, une section, violons, cuivres… Ces fonds financent essentiellement l’encadrement. Les enfants font quatre heures de cours par semaine, avec quatre accompagnants. Il faut donc que des milliers de musiciens professionnels partout en France, maniant l’orchestre, donnent de leur temps.

« Nous cherchons des entreprises du CAC 40, du SBF120, des fonds d’investissement capables de financer un orchestre. »

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