L’été 2022 a été meurtrier pour les forêts. L’Europe, y compris la France, a été particulièrement touchée. À l’échelle mondiale, ces incendies forestiers représenteraient 4 à 5 % des émissions de CO2. En brûlant, les végétaux libèrent le dioxyde de carbone (CO2) qu’ils stockaient, ainsi que d’autres gaz à effet de serre tels que le méthane ou le protoxyde d’azote, tandis que les sols relarguent le CO2 stocké sous terre.
Dans le monde entier, ces mégafeux créent une pression supplémentaire sur des forêts déjà malmenées par une déforestation massive depuis les années 1990. Pour y prélever du bois de chauffage dans certains pays en développement, récupérer de l’espace pour l’agriculture ou l’élevage comme en Amérique du Sud, y exploiter des mines ou des hydrocarbures, comme le Congo qui lance un appel d’offres pour l’exploitation de gisements pétroliers, ou pour les remplacer par des plantations d’huile de palme, de soja, de café ou de cacao destinées à l’exportation… les forêts sont attaquées de toutes parts. En Amazonie, 18 arbres sont abattus chaque seconde au profit de l’agriculture et de l’élevage.
Selon la Food and Agriculture Organization (FAO), la Terre a perdu 13 milliards d’hectares de forêt depuis l’an 2000, la surface d’un pays comme l’Angleterre.
66 millions d’arbres plantés en une journée
Or, aussi bien à l’échelle locale que globale, les forêts fournissent de nombreux services. En y cueillant des fruits ou d’autres plantes, en y chassant, en exploitant le bois, pour leur propre consommation ou pour le vendre, les communautés locales y trouvent des moyens de subsistance. Elles filtrent l’eau, contribuent à la fertilité des sols, servent d’habitat à certaines espèces animales et abritent des plantes qu’on ne trouve nulle part ailleurs.
Les forêts tropicales, en particulier, sont de véritables hotspots de biodiversité. Or, à l’instar des bassins de l’Amazonie et du Congo, elles sont parmi les plus menacées. Outre ces atteintes à la biodiversité, la déforestation nuit à la résilience des territoires, rendus plus vulnérables aux événements climatiques extrêmes tels que les inondations ou les sécheresses.
Enfin, la disparition des forêts contribue doublement au réchauffement climatique : en relarguant le CO2 qu’elles ont séquestré tout au long de leur croissance et en réduisant à néant les puits de carbone qu’elles représentaient.
Selon la Food and Agriculture Organization, la Terre a perdu 13 milliards d’hectares de forêts depuis l’an 2000.
Depuis deux décennies, ces multiples atouts des arbres ont conduit à de nombreux projets de préservation de forêts existantes mais aussi de nouvelles plantations. Le défi de Bonn, lancé par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) en 2011, visait à l’origine la plantation de 350 millions d’hectares en 2020, puis 2030. De nombreux États et villes se sont lancés dans une course à qui planterait le plus : 440 millions d’arbres en 2040 pour l’Irlande, 1milliard en 2050 pour l’Australie, 10 milliards pour le Pakistan… En 2017, l’Inde en aurait planté 66 millions en une seule journée. Les pays africains rivalisent aussi d’ambition, sans toujours prendre en compte l’impact sur les populations agricoles. La Grande muraille verte du Sahel, un projet entamé en 2007, se poursuit bon an mal an. Dix-sept pays de la région se sont donné pour objectif de bâtir une ceinture végétale de 7 600 kilomètres de long et 15 kilomètres de large, destinée à relier Dakar à Djibouti à l’horizon 2030.
1 200 milliards d’arbres pour capter 30 % du CO2 dans l’atmosphère
C’est dans ce contexte, aiguillonné par l’urgence climatique, que Thomas Crowther a mené, il y a quelques années, un projet d’une ampleur inégalée.
Convaincu du rôle central des arbres comme puits naturel de CO2, ce jeune chercheur britannique, professeur d’écologie à l’École polytechnique fédérale de Zurich, a mis son enthousiasme, son énergie… mais aussi le big data et l’intelligence artificielle au service d’un projet un peu fou: calculer la quantité d’arbres actuellement présents sur la planète et surtout l’espace disponible pour en planter de nouveaux. Une personne en Indonésie avait par exemple pour mission d’évaluer le nombre d’arbres et d’espèces d’une forêt précise. En extrapolant 400 000 observations de terrain de ce type et en les combinant à 80 000 images satellites, Thomas Crowther et son équipe ont comptabilisé 3 000 milliards d’arbres, « sept à huit fois plus que les estimations précédentes », s’est réjoui le chercheur.
Surtout, ils ont conclu qu’en tenant compte de critères concernant le sol, la topographie ou le climat, et sans empiéter sur les zones urbaines ni sur les terres agricoles, près de 9 milliards d’hectares seraient disponibles pour y planter 1200 milliards d’arbres supplémentaires. Des cartes affichant les zones disponibles pour de nouvelles plantations, essentiellement situées au Canada, États-Unis, en Australie et en Russie, ont été mises à disposition des ONG et des politiques. « Mais chacun peut aussi zoomer sur son propre jardin pour voir quelles espèces, il pourrait encore y planter, et combien de CO2 il pourrait y séquestrer », expliquait Thomas Crowther en interview, voyant dans ses travaux un moyen de permettre à tous d’agir contre le changement climatique « sans attendre les décisions politiques venues d’en haut ».
Au total, son équipe a estimé à 205 gigatonnes (Gt) de CO2, la capacité de stockage de ces 1 200 milliards d’arbres, soit 30 % du CO2 anthropique contenu dans l’atmosphère. Publiées dans un article de Science en juillet 2019, ces conclusions ont décuplé les espoirs placés dans les arbres. Les participants au World Economic Forum de Davos de janvier 2020 se sont engagés à en planter collectivement 1 000 milliards, alors que l’ONU s’était jusque-là contentée de viser un milliard.
Rétablir les services écosystémiques
Cependant, l’ampleur de ces résultats a suscité les critiques de plusieurs collectifs de chercheurs, reprochant aux travaux de Thomas Crowther de surestimer le potentiel de séquestration du CO2 sur une surface donnée, de comptabiliser comme disponibles des terres en réalité indispensables à certains usages ou populations, et de faire fi des difficultés pratiques de mise en œuvre.
Il est vrai que prédire la quantité future de CO2 dans l’atmosphère, ou combien de terres seront nécessaires pour faire face aux besoins futurs liés à la démographie, sont des exercices délicats. « Calculer le nombre d’arbres à planter pour absorber le carbone excédentaire impliquerait de prendre en compte la quantité future de CO2 dans l’atmosphère, qui va continuer d’augmenter pendant la croissance des arbres, sous l’effet des activités humaines, souligne Marc-André Selosse, professeur du Muséum national d’Histoire naturelle de Paris. Sans compter que l’exactitude des prévisions climatiques dépend des politiques qui seront mises en œuvre ou pas dans les prochaines années. »
«Purement théorique, le potentiel de séquestration obtenu par Thomas Crowther a été calculé à partir des terres disponibles repérées par images satellites, qui incluent par exemple, des terres de parcours pour l’élevage itinérant, ou encore les savanes, rappelle Alain Karsenty.
Or ce sont des écosystèmes très riches, qui abritent une biodiversité spécifique, et dont la suppression conduirait à rejeter dans l’atmosphère tout le CO2 contenu dans leurs sols », observe-t-il.
Enfin, ces travaux auraient sous-estimé la complexité du foncier dans certaines régions du monde, où il est difficile d’identifier les propriétaires d’un terrain mais aussi de les convaincre de le mettre à disposition d’un tel projet. Sans parler de s’en occuper, ce qui est pourtant une condition sine qua non du succès des plantations.
Au total, ces scientifiques ont estimé que la capacité de stockage de CO2 correspondant aux plantations envisageables était plus proche de 42 Gt, soit cinq fois moins que le résultat obtenu par Thomas Crowther.
Plus discret dans les médias, son laboratoire continue de travailler sur le terrain et de rassembler des retours d’expérience du monde entier afin d’intégrer, à ses modèles d’apprentissage automatique, les avantages et inconvénients de différentes solutions. À cette fin, il a également lancé en partenariat avec Google un écosystème en ligne baptisé « Restor ».
Au-delà de la seule plantation d’arbres, le chercheur insiste aujourd’hui également sur la restauration des terres, c’est-à-dire leur retour à l’état initial. Mais aussi sur la préservation des bénéfices pour les communautés locales, un aspect qu’on lui avait beaucoup reproché de négliger dans son projet initial.
Car ce qui importe, c’est bien le rétablissement de services écosystémiques en termes de biodiversité, de lutte contre le changement climatique et de bien-être des populations locales.
La permanence des nouvelles plantations en question
Malheureusement, ces résultats sont loin d’être atteints par la majorité des projets forestiers actuels, qui ont vu leur nombre décuplé ces dernières années en lien avec la compensation carbone et plus encore avec l’objectif de neutralité carbone visé par des États, des collectivités locales et des entreprises.
Prévu par le Protocole de Kyoto, le mécanisme de la compensation consiste à financer des projets permettant de réduire les émissions de CO2 en quantité équivalente à ce que l’on cherche à contrebalancer : un événement, un projet ou une activité dans son ensemble. On distingue les marchés de conformité tels que l’EU ETS en Europe et le marché volontaire, utilisé par des organisations soucieuses de se verdir. Ainsi, en 2021, Total, accompagné par le groupe Forêt Ressources Management (FRM), s’est engagé à planter 40 000 hectares au Congo pour y séquestrer plus de 10 millions de tonnes de CO2 sur vingt ans.
Les crédits carbone issus d’activités forestières ne sont acceptés que sur certains marchés de conformité, et pas en Europe. La commercialisation de crédits REDD+ (Réduction des émissions dues à la déforestation et à la dégradation forestière) a été évoquée lors de la COP26 mais, à ce jour, seules des diminutions absolues d’émissions peuvent être prises en compte sur le marché onusien.
Sur le marché volontaire en revanche, la moitié des crédits carbone ont un lien avec la forêt, pour l’essentiel des projets de déforestation évitée. Alain Karsenty, chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), se montre très réticent à propos de tels projets : difficile d’évaluer la capacité de stockage d’un grand écosystème, de choisir un scénario de référence réaliste… « La plupart des projets utilisent des scénarios prospectifs de business as usual impliquant une déforestation importante, observe le chercheur. Autrement dit, ils prévoient le pire afin de pouvoir prétendre avoir évité le pire. »
À ses yeux, l’inclusion des forêts dans les mécanismes de crédits carbone pose plusieurs problèmes, y compris pour les plantations. D’abord, un décalage temporel entre les émissions immédiates à compenser et le temps long nécessaire pour que les arbres plantés stockent l’équivalent du carbone émis. Ensuite, de non-permanence. « Planter des arbres peut permettre de stocker longtemps du CO2 mais cela n’a de sens que si l’on ne déstocke pas, souligne Marc-André Selosse. Il faut être certain que malgré le changement climatique, ces forêts vont effectivement se développer et ne pas brûler. Or le risque d’incendies s’accroît partout sur la planète. » Sans compter qu’aux yeux du biologiste, ces plantations sont une façon de préempter l’espace et de nier l’usage que pourraient en faire les générations futures.
« Il faudrait pouvoir garantir que les forêts concernées ne seront ni brûlées, ni remplacées pendant au moins cent ans, que ce soit suite à des décisions politiques nationales ou tout simplement sous la pression des agriculteurs, mineurs artisanaux ou éleveurs locaux », renchérit Alain Karsenty.
Prédire la quantité future de CO2 dans l’atmosphère sera nécessaire pour faire face aux besoins du futur.
Dernier écueil, l’additionnalité. Consubstantielle au principe même de compensation, elle signifie que les résultats obtenus (carbone fixé, boisement, hectares de forêts conservés…) résultent exclusivement des efforts associés au projet, et ne se seraient pas produits dans une situation de référence, ou business asusual. Or ce n’est pas le cas des plantations à croissance rapide et forte rentabilité (par exemple des pins pour fabriquer de la pâte à papier), qui se seraient développées, avec ou sans objectif de stockage de CO2.
Des plantations responsables de la déforestation ?
L’avalanche de projets forestiers observée ces dernières années a également conduit les scientifiques à alerter sur le risque de planter n’importe quoi, n’importe où, n’importe comment. Pour résumer, on s’intéresserait trop à la seule quantité d’arbres plantés au détriment de l’attention qui devrait être consacrée aux moyens de conserver ces arbres dans la durée ou de travailler avec les communautés locales.
Les experts distinguent entre la reforestation, qui consiste à replanter une surface qui l’a déjà été, et l’afforestation, qui implique de transformer en forêts des espaces jusqu’alors dédiés à un autre usage.
« On compte de nombreux exemples d’afforestation ratée, observe Christian Couturier. Lorsqu’on remplace une tourbière
par une forêt, on y perd à la fois en termes de biodiversité et de bilan carbone. »
En outre, les plantations monocultures à croissance rapide telles que le pin ou l’eucalyptus, favorisées par la compensation carbone, sont particulièrement vulnérables aux incendies, aux pathologies végétales et aux attaques de parasites.
Leurs rotations sont trop courtes pour créer des puits de carbone souterrains via leur système racinaire. Et si le bois coupé est utilisé pour des produits à faible durée de vie tels que la pâte à papier, on rate aussi l’objectif de séquestration à long terme. Enfin, importées dans des régions inappropriées, elles risquent d’en assécher les nappes phréatiques si leurs besoins en eau sont disproportionnés par rapport à la disponibilité de la ressource locale. La forte mortalité observée dans les plantations récentes apporte de l’eau au moulin de ces critiques.
« En réalité, les plantations d’arbres sont installées au détriment des forêts naturelles et sont l’une des principales causes de la déforestation, dénonçait le célèbre botaniste Francis Hallé dans une tribune publiée dans Le Monde en août 2020 ; elles ne freinent pas le réchauffement global, puisque le carbone des forêts détruites retourne dans l’atmosphère, tandis que les plantations, exploitées selon des rotations rapides, deviennent des sources de CO2 et non plus des puits… »
En revanche, les scientifiques sont unanimes pour préconiser la reforestation naturelle assistée. Mise en œuvre par exemple au Costa Rica ou au Nigeria, cette méthode consiste à protéger des terres déforestées récemment et/ou situées à proximité de forêts. Dans un cas comme dans l’autre, des graines encore présentes dans la terre, transportées par le vent, l’eau ou des animaux, redonnent naissance à de nouveaux arbres.
Autre solution qui recueille de nombreux suffrages : l’agroforesterie.
Cette pratique, qui consiste à planter des arbres sur les terres agricoles et les pâturages, présente de nombreux avantages :
en filtrant l’eau dans les profondeurs du sol, les racines des arbres limitent la fuite des nitrates et de l’azote dans les nappes phréatiques ; le filet racinaire créé par les arbres permet une meilleure assimilation de l’azote par les végétaux, tandis que le carbone, capté par les arbres de la parcelle et stocké dans les sols, enrichit l’humus en matière organique ; les arbres abritent une faune utile à l’agriculture grâce à la pollinisation ou la lutte contre les ravageurs. Sur le plan social, l’agroforesterie permet aux agriculteurs de diversifier leurs revenus en leur fournissant du bois, du combustible, des fruits, du fourrage, etc. En termes de lutte contre le changement climatique, les arbres plantés sur des terres agricoles créent un micro-climat et contribuent à protéger les cultures du vent, des sécheresses, du froid, des tempêtes et inondations. La conversion d’une agriculture classique en agroforesterie entraînerait une hausse de 34 % du carbone stocké dans les sols.
Mais tous ces avantages n’exonèrent pas les promoteurs d’agroforesterie de trouver les bonnes méthodes d’incitation et de rémunération pour les paysans.
Carbon Forest : ou le choix d’une gestion
forestière raisonnée
« Comme tout placement, un arbre c’est un capital et des intérêts », illustre Pascal Yvon, président de Carbon Forest. Le capital, c’est le carbone déjà séquestré par l’arbre au moment de l’achat; les intérêts, c’est tout le carbone supplémentaire stocké au fil du temps, reflété par l’augmentation de la circonférence de l’arbre.
Gestionnaire de 20 000 hectares de forêts, Carbon Forest pratique une sylviculture naturelle et une gestion fondée sur des coupes raisonnées, qui lui permet de commercialiser 60 000 tonnes de CO2 certifiées. En respectant l’âge et la diversité des espèces, ces coupes par prélèvement favorisent le maintien du carbone dans l’humus, le sol, le sous-sol et les racines des arbres. Seul ce carbone, dont le volume est calculé à partir d’une mesure de la croissance des feuilles, est pris en compte dans le cadre de la compensation.
Cette gestion raisonnée contribue à préserver la biodiversité : oiseaux, insectes et autres organismes animaux et végétaux. Les arbres sélectionnés pour être abattus fournissent un bois de haute qualité, utilisé pour fabriquer des produits durables, ce qui garantit une séquestration de long terme du carbone. Le prix du CO2 dépend notamment de la qualité et de la notoriété de la forêt où les crédits carbone ont été générés, importantes en termes d’image pour les clients.
Carbon Forest, qui exporte ses crédits jusqu’en Autriche ou en Allemagne, s’efforce aussi d’adopter une approche locale, en choisissant des forêts situées à proximité des activités à compenser.
Les scientifiques sont unanimes pour préconiser la reforestation naturelle assistée, voire pour l’agroforesterie.