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Le lin, une filière française

Réalisé par CATHERINE LEVESQUE-LECOINTRE

Cultivé le long d’une bande de terre qui s’étale d’Amsterdam à Caen, le lin fibre connaît un retour en grâce depuis plus de dix ans, tout en restant marginal dans l’univers des textiles (moins de 0,5% de l’offre mondiale de fibres textiles).

Si la France occupe le premier rang dans la production européenne de fibres longues, qui représente les trois quarts de la production mondiale, la fibre est exportée à 90% pour être transformée dans des filatures asiatiques et le reste principalement en Europe de l’Est.

Dans un contexte de tension internationale et d’attrait pour cette matière écologique, trois filatures viennent d’être ouvertes en France, et une quatrième est annoncée début 2024. Une tendance soutenue par la filière qui souhaite accompagner les marchés de la mode et de la décoration en quête d’approvisionnements plus transparents, durables et si possible locaux.

Le lin est à la mode… depuis 36 000 ans !
L’archéologie nous confirme que cette fibre végétale fut la première matière textile utilisée. L’armure en lin d’Alexandre le Grand – le linothorax – l’aurait protégé lors de ses conquêtes… « Une fibre de civilisation », ainsi que l’a définie L’Alliance du lin et du chanvre européens (ex-Confédération européenne du lin et du chanvre), qui déploie cette année une nouvelle identité à l’image de son ambition: faire du lin européen la fibre premium durable préférée à travers le monde. « Nous devons cultiver notre singularité, et stimuler la créativité de tous, pour continuer de faire levier sur la transition durable dans l’univers de la mode et du lifestyle », affirme Marie-Emmanuelle Belzung, déléguée générale.

Peu exigeant en intrants et en irrigation, mais sensible au stress hydrique, le lin présente en effet des propriétés fonctionnelles et environnementales uniques en résonance avec les aspirations sociétales actuelles. Rien ne se perd dans cette plante « zéro déchet » : ses graines sont utilisées pour l’huile, les solvants, la peinture, ’alimentation animale ; les fibres longues – 22% en moyenne par tige – pour le textile, les vêtements et l’ameublement et les débouchés techniques ; les fibres courtes – 6 à 15% – également pour le textile, pour les débouchés techniques et non tissés, le papier ; les résidus ligneux du centre de la tige – appelés « anas » – pour les paillages, les litières, les panneaux d’aggloméré, du combustible ; et les poussières de lin en terreau. On trouve même du lin dans la composition du billet d’un dollar américain!

L’Europe est le premier producteur mondial de lin fibre, la France se situant au premier rang devant la Belgique et les Pays-Bas. « La culture du lin ne se limite pas à cette bande côtière, précise Damien Durand, directeur économie de L’Alliance du lin et du chanvre européens, mais celle-ci réunit les conditions d’excellence.
La surface agricole du lin a augmenté de 133% dans cette zone entre 2010 et 2020, et va de pair avec un équipement de machines spécifiques (arracheuse, retourneuse pour le rouissage, enrouleuse…) »

Trois grandes régions linières en France

Sur les 145 000 hectares de lin cultivés en Europe en 2022, 80 % se situent en France, et plus particulièrement en Normandie (Seine-Maritime, Eure et Calvados), dans les Hauts-de-France et dans une moindre mesure en Ile-de-France (Seine-et-Marne). « Le lin reste néanmoins minoritaire dans l’Hexagone, parce que sa culture s’inscrit dans une rotation de parcelles et qu’elle est techniquement risquée », souligne Damien Durand.

La croissance du marché, tirée par la demande et le développement de nouveaux usages, passe donc par un arbitrage favorable des liniculteurs, qui ne cultivent pas exclusivement du lin et sont soumis aux aléas climatiques, mais aussi par une consolidation des teilleurs, autre maillon fort de la filière. Ce sont eux qui transforment le lin en extrayant sa fibre, et qui bien souvent procèdent au peignage pour en faire des rubans doux.

Vers une réindustrialisation tricolore ?

Si 75 % de la production de lin teillé est européenne, avec la France comme leader, il n’en va pas de même sur la fabrication du fil : les rubans sont exportés pour être filés à 90 % en Asie (Chine et Inde principalement) et le reste essentiellement en Europe de l’Est. La crise textile des années 1990 a en effet eu raison des dernières filatures françaises. L’usine Safilin, plus grand linier européen au début du XXe siècle, a alors délocalisé sa production en Pologne, pays de forte tradition linière et les dernières machines du Pas-de-Calais ont cessé de filer le lin en 2005.

La coopérative de teillage Terre de Lin, acteur majeur de la filière avec 350 salariés, 700 agriculteurs adhérents et six sites de teillage-peignage en Haute-Normandie, représente à elle seule 15% de la production mondiale de fibres de lin. Elle en exporte 70 % en Asie et 30 % en Europe. « Nous sommes le premier fournisseur des filateurs européens, se félicite Laurent Cazenave, chargé de communication et administration commerciale, et ce choix a été fait pour des raisons stratégiques afin de les soutenir au début des années 2000. »

Cette coopérative est membre du collectif Linpossible, créé en 2018 par Thomas Huriez, président de la marque 1083, et Marion Lemaire, fondatrice de Splice, une marque en ligne de vêtements en lin. « J’ai choisi le lin pour faire du 100% local avec une matière produite en France, raconte l’ex-ingénieure en informatique. Et je me suis rendu compte que la filature constituait le maillon manquant d’une filière made in France. Avec le collectif, nous avons donc travaillé avec Olivier Guillaume, le président de Safilin, pour chiffrer le coût d’une unité de production en France. Le Slip français nous a rejoints. À la sortie du confinement, en 2022, Olivier Guillaume avait réuni les conditions pour ouvrir sa filature à Béthune, dans le Nord, fief historique de l’entreprise, quasiment en même temps que La French Filature, à Saint-Martin-du-Tilleul, dans l’Eure. »

Mais le premier pas vers cette réindustrialisation tricolore revient à Pierre Schmidt (voir l’article dans le numéro 4 d’Eco Keys) qui a réimplanté la filatureEmmanuel Lang en Alsace en 2019. « À  la différence de Safilin et La French Filature, qui font de la filature au mouillé, cette dernière utilise le procédé de filature au sec, qui donne des fils plus épais, précise Marion Lemaire. On leur doit le premier jean en lin 100% français commercialisé sous la marque Sème. »

Une niche dans un marché de niche

Ce redéploiement d’une filature made in France requiert toutefois un savoir-faire qui s’est en partie perdu. Terre de Lin, qui est le plus gros peigneur d’Europe, a accompagné ces nouvelles filatures et leur  a permis d’ouvrir plus rapidement grâce à cette expertise.

« Des ouvriers polonais sont venus plusieurs mois transmettre leurs gestes aux employés de Safilin malgré la barrière de la langue », s’émeut Marion Lemaire. « C’était magique ! Je travaille avec plusieurs ateliers et nous avons du retard sur le tricotage par rapport aux Italiens. Mais la matière plaît et les tricoteurs ont envie d’apprendre cette compétence », s’enthousiasme l’entrepreneure, qui achète entre trois et quatre tonnes de lin chaque année, dont un quart filé en France.

« 75% de la production de lin teillé est d’origine européenne. La France en est le leader mondial. »

« Je continue à acheter du lin filé en Pologne, car nous n’avons pas de lin bio filé en France, regrette la dirigeante, qui est aussi administratrice de l’association Lin et Chanvre bio. Seulement 1 % de la production de lin française est bio, et j’ai à cœur de soutenir ces liniculteurs plus vulnérables et très dépendants du climat. Le développement de la filière bio est pour moi essentiel. »

Le surcoût est important, mais tend à s’estomper entre un fil tissé en France et un fil tissé en Pologne. En revanche, ce dernier reste moitié plus cher qu’un fil de lin filé en Chine…

Une quatrième usine de filature devrait ouvrir ses portes début 2024 à Pleyber-Christ, près de Morlaix.

« L’ensemble de ces filatures représente 1000 hectares sur les 127000 hectares de lin cultivés en France, relativise Laurent Cazenave. C’est une niche dans un marché de niche, qui répond toutefois à l’attente d’une catégorie de consommateurs. » Les trois filatures revendiquent une capacité globale de production de 700 tonnes par an, « ce qui est très minoritaire à l’échelle européenne », note Damien Durand.

« Il y a un marché pour du textile en lin produit localement sur le créneau porteur du made in France, confirme Karim Behlouli, à la tête de La French Filature. Les teilleurs qui approvisionnent le peignage, mais aussi les tricoteurs ou tisseurs français, ainsi que de nombreuses marques de prêt-à-porter qui prônent le 100 % français soutiennent d’ores et déjà cette initiative. »

Du semis au produit fini : de nombreuses étapes pour une multitude d’atouts

C’est en juin que le lin, semé en mars ou en avril selon les régions, fleurit quelques heures pour le plus grand bonheur des promeneurs. Après cent jours de croissance, cette herbacée peu exigeante en fertilisants atteint environ un mètre. Elle requiert en revanche un climat doux et humide, des terres limoneuses et riches, où l’eau est plus accessible, et ne supporte guère les mauvaises pratiques culturales.

En juillet, ses tiges sont arrachées, et non fauchées. Les longues racines restées dans le sol améliorent la qualité des cultures suivantes de 20 à 30 %. Vient alors une étape essentielle et délicate, propre au lin et au chanvre, le rouissage, qui s’étend de juillet à septembre. Couchés sur le sol, les andains sont retournés régulièrement: sous les effets conjugués de la pluie, du vent, du soleil et des micro-organismes, une fermentation élimine les ciments pectiques qui soudent les fibres textiles à la partie ligneuse de la tige.

Après le rouissage, les pailles de lin sont enroulées en balles, puis stockées à l’abri de l’humidité avant d’être soumises au teillage. Cette succession de battages, de broyages et de frictions permet de séparer les parties ligneuses du lin (le bois, appelé « anas », au centre de la tige) des fibres contenues dans l’enveloppe externe de la tige.

« Les trois filatures françaises revendiquent une capacité globale de production de 700 tonnes par an. »

Une fois teillée, la fibre longue la plus recherchée par l’industrie textile possède une belle couleur argentée. Durant le peignage, elle est calibrée et étirée sous forme de rubans doux et lustrés. À l’image du champagne, les rubans de lin peignés provenant de différents lots de fibres, issus de différentes parcelles, de différentes régions et de différentes années, sont assemblés pour produire un fil homogène et de qualité constante dans la durée. Une mèche peut ainsi rassembler jusqu’à 32 lots différents !

La filature transforme les rubans en mèches, puis en fil, avec deux techniques selon le type de fil à produire : la filature « au mouillé » pour des fils fins dédiés à l’habillement ou au linge de maison; la filature « au sec » pour des fils plus rustiques destinés à l’ameublement, aux cordes…

Les divers modes de tissage produisent ensuite différents types de tissus, tandis que le tricotage apporte au lin souplesse, élasticité et infroissabilité à des tee-shirts, tops, sweats…

Le lin supporte différents types d’ennoblissement et s’avère particulièrement adapté aux colorants à faible impact environnemental.

LE LIN EN CHIFFRE

■ L’Europe est le 1er producteur mondial de lin fibre.

■ Trois quarts de la production mondiale de fibres longues*
sont réalisées en France, Belgique, Pays-Bas.

■ 145 000 ha, en Europe, en 2022 (dont 80% en France, soit 127 000 ha).

■ 152 000 tonnes de fibres longues en 2022 (dont 125 000 tonnes en France).

■ Les fibres de lin* représentent aujourd’hui moins de 0,5% de la production mondiale de fibres textiles.

■ En volume, la production de lin européen se répartit entre la mode (60%, tous segments), l’ameublement (30%) et les applications techniques et coproduits (10%).

■ 1 ha de lin européen = 900 kg de fils ou 3750 m2 de tissus ou 4 000 chemises ou 450 parures de lit complètes.

LE LIN OLÉAGINEUX, UN AUTRE MARCHÉ DE NICHE

Le lin oléagineux a des tiges plus courtes que le lin textile. Le Kazakhstan concentre le quart de la production mondiale d’huile de lin, suivi du Canada et de la Russie. En France, il est cultivé dans le Centre-Ouest et le Sud-Ouest. C’est l’intérêt des graines de lin en alimentation animale pour leur teneur en oméga-3 qui a lancé cette culture dans l’Hexagone, il y a une vingtaine d’années, à travers la démarche Bleu-BlancCœur. Depuis 2019, la consommation d’huile et de margarine de lin oléagineux est aussi autorisée, et le lin a aussi trouvé des débouchés en plasturgie (pots décoratifs et pots de culture biosourcés). L’Alliance Linoléa, qui développe la filière du lin oléagineux en France, signale 30 000 ha de lin oléagineux récoltés dans l’Hexagone en 2021 et vise les 50 000 ha d’ici à 2024, soit 100 000 t.

* Source : L’Alliance du lin et du chanvre européens (2023).

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