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Entretien

Inès Léonarduzzi, chantre de l’écologie numérique

Propos recueillis par CATHERINE LEVESQUE-LECOINTRE

Fondatrice de l’ONG Digital For The Planet, implantée sur trois continents, Inès Léonarduzzi est conférencière internationale et spécialiste en développement durable et en stratégie numérique. Nous l’avons questionnée sur son premier livre, Réparer le futur, tandis qu’elle prépare le deuxième…

INÈS LÉONARDUZZI :  Fondatrice de l’ONG Digital For The Planet.

Catherine Levesque-Lecointre : En 2018, trois Français sur quatre ignoraient ce qu’est la pollution numérique. A-t-on progressé en quatre ans ?

Inès Léonarduzzi : De manière objective, on peut répondre que oui. Il y a quatre ans, l’ignorance de ce sujet de la part d’une majorité de citoyens s’expliquait par la non-couverture du sujet dans les médias traditionnels. De fait, personne n’en parlait : ni les entreprises, ni le gouvernement. Or, un changement de paradigme notable s’observe à travers trois facteurs : d’abord, les citoyens connaissent et comprennent le sujet. De même pour les entreprises, qui par ailleurs, jouent le jeu et adaptent leur partition sur le plan économique. Enfin, sur le plan gouvernemental, le législateur pose un cadre et tâche de le faire évoluer si besoin.

Nous avons accompagné le Parlement français sur l’écriture et l’entrée en vigueur de plusieurs lois comprenant des amendements permettant des règles qui permettent d’avancer. Les écoles primaires intègrent, dès cette année, la sensibilisation au numérique responsable, et des programmes de formations dans les universités et grandes écoles existent désormais. Nous avons fait, avec d’autres corps intermédiaires, beaucoup de chemin, même si la route est encore longue.

C. L. L. : Comment définissez-vous l’écologie numérique ?

I. L. : Je définis l’écologie numérique comme l’ensemble des études et réponses apportées aux pollutions numériques environnementale, intellectuelle et sociétale. C’est-à-dire celle qui affecte l’environnement, celle qui affecte nos capacités cognitives et celle qui abîme les fondements de la société. Ces trois types de pollutions numériques sont interconnectées car si nos capacités cognitives sont mises à mal, nous réfléchissons moins bien, et si nous réfléchissons moins bien, nous abîmons le vivre-ensemble et si nous ne supportons plus et ne voyons plus d’avenir ensemble, il semble évident que l’environnement devienne un non-sujet. Cela dit, il est important de rappeler ici que l’idée n’est pas de décrier le numérique. L’idée de Digital For the Planet et de l’écologie numérique est d’initier le futur de cet outil.

« À l’ère du ‘’tout-numérique’’ émerge un nouveau mal, ‘’l’illectronisme’’, responsable de nouvelles inégalités. »

C. L. L. : 75 % de la pollution numérique vient de la fabrication des terminaux1.
Y a-t-il une marge de progression ?

I. L. : La fabrication des appareils est aujourd’hui ce qui pollue le plus sur le plan environnemental. D’où l’impérieuse nécessité de diminuer les achats d’appareils électroniques et de prendre soin des
nôtres, pour qu’ils durent plus longtemps.
Il faut par ailleurs structurer davantage la fi lière du reconditionné. Si des acteurs comme Back Market explosent, et ceci est une bonne nouvelle, de nombreux vendeurs présents sur les marketplaces ne sont pas verts, achètent du neuf en gros pour casser les prix et faire des appareils de seconde main fabuleusement réparés.
C’est là encore un axe de progression. Enfin, la comptabilité actuelle en France n’encourage pas les entreprises à la dynamique d’acheter peu. Elle propose une fiscalité avantageuse si nous amortissons en cinq ans et rachetons de nouveaux appareils. Pourtant, les bons ordinateurs durent généralement bien plus longtemps. Nous travaillons aussi sur ces aspects : c’est long, mais on s’accroche.

C. L. L. : Comment peut-on mieux faire connaître les nombreux effets délétères de l’économie numérique, notamment dans les pays émergents, sur le plan environnemental comme humain ?

I. L. : Les terres rares nécessaires à la fabrication des appareils sont extraites dans des pays comme la Bolivie ou la République démocratique du Congo.
Dans mon livre, je relate ce que j’y ai vu : j’ai discuté avec les femmes, les enfants et les hommes mineurs. J’y suis très sensible, car mon grand-père lui-même est devenu mineur de fond en arrivant d’Algérie. Sans parler du recyclage en Thaïlande ou encore au Ghana, où nous envoyons nos déchets électroniques alors que cela est interdit par la Convention de Bâle. On les fait partir comme des produits de seconde main, mais ça fi nit bien dans des décharges à ciel ouvert où des adolescents tentent de récupérer l’or et le cuivre de ces appareils pour espérer les revendre, et ceci dans des conditions sanitaires et environnementales déplorables. De nombreux documentaires, enquêtes existent, mais elles passent évidemment sous le radar des médias grand public. Il faut être curieux, sortir des cercles dans lesquels on se nourrit et tenter l’expérience d’apprendre par de nouveaux canaux.

C. L. L. : Les effets délétères sur l’humain ont aussi d’autres visages, dans les usages cette fois.

I. L. : À l’ère du « tout-numérique » émerge un nouveau mal, « l’illectronisme », responsable de nouvelles inégalités. Que l’on soit réfractaire aux nouvelles technologies ou que l’on ait seulement raté le coche, il est de plus en plus difficile d’évoluer dans notre société sans savoir un minimum se servir d’un ordinateur, d’Internet ou d’un smartphone.
Désincarné, le numérique n’épargne les capacités cognitives ni des enfants ni des salariés des entreprises en marche accélérée vers leur transition technologique. La façon dont les écrans troublent le sommeil, nécessaire à la régénération du corps humain et de notre système cognitif, n’est pas à prendre à la légère.
Un mauvais usage des nouvelles technologies peut aussi conduire à des dépendances, des addictions faisant de nous les « devices de nos devices », c’est-à-dire les esclaves de nos propres appareils. Le simple fait de nous vendre un esclave qui soit toujours d’accord avec nous, tel que Siri ou Alexa, nous dit le psychiatre Serge Tisseron, est aussi un bon moyen de nous faire oublier que ce pourrait être nous, le véritable esclave.
Ces perturbations touchent le plus grand nombre d’entre nous, souvent sans que nous nous en apercevions, un peu comme des papillons qui, friands de lumière, s’avancent sans réfléchir vers une ampoule et se brûlent les ailes. Le stress numérique est une réalité. La détention d’un smartphone professionnel occasionne une astreinte numérique permanente. Entre instantanéité et surcharge informationnelle, le « blurring » (manque de frontières entre les sphères personnelle et professionnelle) est toujours d’actualité. Il est donc essentiel de continuer d’en parler : comment avancer si le progrès nous épuise ?

C. L. L. : Qu’entendez-vous par diabète numérique ?

I. L. : Bernard Stiegler disait que le numérique était un « pharmakon », un mot grec qui désigne à la fois le remède, le poison et le bouc-émissaire. C’est un mot qui a donné ensuite « pharmacie ». Le numérique fonctionne en effet à la manière d’un médicament : administré pour les bonnes raisons (éducation, santé, contact longue distance, etc.), il est bénéfique et peut même produire des miracles. Et comme un médicament, il devient dangereux pour la santé quand on en use trop ou sans nécessité particulière. J’ai par ailleurs nommé « diabète numérique » le fait que tout dépend aussi de la qualité du contenu en ligne auquel on s’expose. Le cerveau est un organe comme un autre qui a besoin pour fonctionner de bons nutriments. À force de consommer du mauvais contenu et n’importe comment, on peut développer des troubles sanitaires et psychologiques comme l’hyposomnie, l’addiction, la dépression, etc.

C. L. L. : À quel moment, les comportements numériques peuvent-ils devenir pathologiques ?

I. L. : Tout le monde y est exposé dès l’instant où l’on ne conscientise pas nos usages, le temps qu’on y passe et ce qu’on fait réellement en ligne. Quand la vie numérique prend le pas sur la vie réelle, cela peut aussi être un signal que la pathologie n’est pas loin.

 

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