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Entreprise Société

Comment attirer (et garder) les talents ?

Réalisé par Catherine Levesque-Lecointre

Depuis la crise sanitaire, le rapport de force entre employeurs et salariés s’est modifié en faveur de ces derniers. Travail hybride, flexibilité …
Comment conserver et attirer les talents dans ce contexte inédit ? Et quelle place attribuer aux « salariés » les plus âgés, souvent mis de côté ?

TENSIONS SUR LE MARCHÉ DE L’EMPLOI : COMMENT ATTIRER LES TALENTS?

Qu’on nomme ce phénomène « grande démission » ou « grande rotation », les salariés français changent massivement de secteur dans l’espoir de trouver un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée : 520 000 démissions (dont 90% d’un CDI) ont ainsi été enregistrées au premier trimestre 2022 Selon la Direction de l’animation, de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère du Travail, « ce niveau élevé de démissions est à relativiser, au vu des tensions actuelles sur le marché du travail. Les difficultés de recrutement sont à des niveaux inégalés dans l’industrie manufacturière et les services, et au plus haut depuis 2008 dans le bâtiment. »

D’un côté, les serveurs et cuisiniers désertent la restauration, les saisonniers les emplois touristiques, les infirmières l’hôpital, les intérimaires changent de région… De l’autre, de jeunes cadres quittent leur job pour se reconvertir dans des métiers manuels ou monter leur entreprise.
Plus que les bas salaires, les mauvaises conditions de travail en seraient la principale cause, selon une étude de la Dares : parmi les nombreux « métiers en tension » pour lesquels les employeurs faisaient état de difficultés à pourvoir les postes vacants, un sur deux connaissait «un problème d’attractivité lié aux conditions de travail »

LAURENT DE LA CLERGERIE, LDLC
Le PDG du Groupe fait partie des rares entrepreneurs à avoir adopté la semaine des quatre jours.
© Véronique Védrenne

Travail hybride et flexibilité

Depuis l’épidémie de Covid-19, le travail « hybride », qui mêle distanciel et présentiel, est ainsi devenu une norme pour les jeunes recrues, qui n’hésitent pas à refuser des postes si on ne leur offre pas cette possibilité a minima deux jours par semaine, voire à 100%. Le contrat à durée indéterminée n’est plus perçu comme un graal.
Fortes de ce constat, certaines entreprises redoublent d’inventivité pour attirer les talents… ou les conserver. Depuis janvier 2022, les collaborateurs du Groupe Publicis ont la possibilité de travailler pendant six semaines par an depuis n’importe quel pays où le groupe est présent grâce au programme « Work Your World ».

Si la semaine des quatre jours est encore rare – 5 % des entreprises françaises l’ont adoptée –, elle s’avère bénéfique pour les collaborateurs comme pour l’employeur. « J’ai mis en place la semaine de quatre jours début 2021 pour améliorer le bien-être au travail sans calcul quant à la dimension marque employeur, raconte Laurent de la Clergerie, président-fondateur du Groupe LDLC, leader français du commerce informatique et high tech. J’avais calculé une potentielle augmentation de 5% de la masse salariale, car j’étais persuadé que je devrais recruter. À ma grande surprise, c’est le contraire qui s’est produit : en 2018, nous avions fait un chiffre d’affaires de 500 millions d’euros avec 1 050 collaborateurs ; contre 680 millions d’euros en 2021 avec 1 060 collaborateurs ! Nous sommes l’entreprise la plus rentable du secteur. En outre, les équipes n’étaient pas fatiguées en fin d’année et je n’ai pas eu à recruter, y compris en logistique : la cadence de colis à l’heure s’est avérée supérieure. » L’heureux PDG avance une explication : « Lorsqu’un salarié a une journée de congé supplémentaire, il dispose d’un vrai week-end. Il entame la semaine reposé et il est plus productif. »

Pour ce faire, les salariés travaillent en binôme et choisissent leur jour de congé une semaine sur deux, en alternance avec une journée RTT non choisie.
Obtenue avant ce mode d’organisation, la certification Great Place To Work, qui constitue le plus haut niveau de reconnaissance de la qualité de l’environnement de travail, a été confortée par ce changement : 89 % des collaborateurs déclarent qu’ils sont dans une entreprise où il fait bon travailler, contre 82% l’année précédente. « On nous reproche juste d’être contre le 100% télétravail », poursuit Laurent de la Clergerie.
Autre source de satisfaction, un salaire minimal de 25% supérieur au SMIC sur 32 heures. « Au final, ça ne coûte pas plus cher, affirme-t-il, car un salarié satisfait de ses revenus et de son rythme de travail nécessite moins de contrôle. Les départs de managers n’ont donc pas été remplacés. Enfin, nous offrons une prime de 50 euros par mois aux salariés qui ne peuvent pas télétravailler. »

Les « jobs à impact » : la quête du sens

Outre une plus grande flexibilité dans l’organisation du travail, la préservation de l’environnement arrive en tête des sujets sur lesquels l’entreprise doit désormais se mobiliser. Certains étudiants de grandes écoles délaissent les carrières traditionnelles dénuées de sens, en témoigne l’appel à déserter lancé l’an passé lors de la remise des diplômes à AgroParisTech.
Né en 2018 dans le sillage du manifeste « Pour un réveil écologique » signé par plus de 30 000 étudiant(e)s, le collectif éponyme aide les jeunes diplômés à choisir un employeur impliqué dans la transition écologique, en traquant notamment le greenwashing lors d’un entretien d’embauche. De nouvelles plates-formes d’emploi « à impact positif » comme How I Met Your Planet ou Jobs that make sense recensent des centaines d’offres émanant d’entreprises « engagées » en phase avec les valeurs d’une jeunesse désireuse de « bifurquer ».

Autre effet de la crise sanitaire, le désir de reconversion professionnelle s’est développé chez de nombreux salariés, en particulier chez les cadres du secteur privé, selon une étude de l’Association pour l’emploi des cadres (Apec) en décembre dernier. Une intention plus répandue chez les cadres de moins de 35 ans (45%). Parmi les cinq principales motivations des projets de reconversion, la volonté de faire un métier qui a plus de sens (37%) et le souhait de meilleures conditions de travail (35%) arrivent là encore en tête de liste.

THOMAS GRÈVERIE, FDJ
Le responsable Diversité et inclusion FDJ défend le concept de « jenior »
© FDJ

Le défi des « quincadres »

Face à la pénurie de main-d’œuvre et à ces nouvelles exigences, les directions des ressources humaines changent-elles d’état d’esprit à l’égard des seniors ? D’ailleurs, qu’entend-on par senior ? Aucun texte de loi ne précise à quel âge on devient « senior ». Plus de 65 ans selon l’Insee ; 60 ans pour la Sécurité sociale ; 55 ans pour les DRH ; 50 ans pour Pôle emploi ; 45 ans pour certains employeurs …

Une chose est sûre, si le taux d’emploi des seniors âgés de 55 à 64 ans n’a cessé de progresser en France ces vingt dernières années (56% fin 2021 selon la Dares), il demeure bien en dessous de la moyenne européenne, en particulier pour les 60-64 ans (une personne sur trois).
La réforme des retraites et l’allongement de la durée de la vie posent avec encore plus d’acuité la question du prolongement du parcours professionnel.

Selon l’Apec, un cadre en fin de carrière sur quatre se sent menacé par un licenciement. Dans le cadre de plans sociaux, les plus de 50 ans restent « prioritaires » pour quitter l’entreprise. Pourtant, nul ne s’étonne que la moyenne d’âge des patrons du CAC 40 soit de 57 ans et que la plupart des maires dépassent la cinquantaine !

« La réforme des retraites en cours pose avec plus d’acuité la question du prolongement du parcours. »

Encourager l’intergénérationnel

D’aucuns considèrent toutefois les seniors comme des « travailleurs expérimentés » qui ont encore beaucoup à apporter aux entreprises. Dans certains métiers, la transmission reste essentielle, comme l’artisanat et le compagnonnage.
Dans d’autres secteurs, faire fi de l’expérience des seniors peut avoir des coûts cachés, comme la perte de portefeuilles clients chez les commerciaux.

Des programmes de sensibilisation à la diversité générationnelle ont vu le jour, tel « Octave », lancé par Danone il y a une dizaine d’années et soutenu par plus de 25 entreprises. Dès 2017, La Française des jeux (FDJ) a inventé le concept de « jenior », contraction de « jeune » et de « senior » : « Cette notion reste pertinente, se félicite Thomas Grèverie, responsable Diversité et inclusion FDJ, dont 47 % de l’effectif a plus de 45 ans. Cette vaste tranche d’âge des plus de 45 ans ne peut pas être abordée de façon unique. La notion de “jenior” permet de segmenter les collaborateurs de 45 à 55 ans, qui ont besoin de dynamiser une carrière encore riche, et ceux de plus de 55 ans, qui souhaitent bien terminer la leur tout en préparant leur départ. » Les formations sont donc adaptées aux deux tranches d’âge :
les 45-55 ans capitalisent sur leur savoir-faire, leur savoir-être et leur réseau, en vue de se projeter vers l’avenir ou d’une possible mobilité en interne. Ceux de plus de 55 ans se préparent davantage à réussir la transition vers la retraite.

« Nous nous intéressons aussi aux interactions entre générations, poursuit Thomas Grèverie, en encourageant notamment le mentorat inversé. Nous avons par exemple des “mentors digitaux” qui viennent en aide sur les sujets numériques. » Le mécénat de compétences est quant à lui un bon moyen de faciliter la transition professionnelle vers une retraite active.

«Le travail « hybride », qui mêle distanciel et présentiel, est devenu une norme pour les jeunes recrues. »

ATTIRER LES TALENTS
Face aux tensions sur le marché de l’emploi, certaines entreprises redoublent d’inventivité pour attirer les talents… ou les conserver.
© Véronique Védrenne

Déconstruire les stéréotypes

« Difficulté d’intégration dans des équipes plus jeunes », « faible adaptation aux nouvelles technologies », « faible temps restant avant la retraite » : tels sont les trois facteurs de réticence le plus souvent évoqués par les recruteurs face à l’idée d’embaucher un senior, d’après une étude menée pour l’association À compétence égale. Celle-ci invite les entreprises à ouvrir davantage leur recrutement en tablant sur les atouts des candidats expérimentés : expertise, goût de transmettre, autonomie, capacité de recul, soft skills (qualités relationnelles). Selon TeePy Job, n° 1 de l’emploi des plus de 50 ans, les PME et ETI se montrent souvent moins rétives à l’emploi des seniors.

« Le maintien en emploi des seniors est essentiel, conclut Laurence Breton-Kueny, vice-présidente de l’Association nationale des DRH (voir encadré), à condition de former les collaborateurs tout au long de leur vie pour qu’ils accèdent à des postes en adéquation avec leur âge et leur état de santé, ce qui nécessite au sein des entreprises une politique en faveur de la santé et de la qualité de vie au travail. Concernant la soutenabilité du travail, le manque de médecins du travail sur certains territoires n’aide pas à accompagner les évolutions nécessaires… » Dont acte.

3 questions à…

Laurence Breton-Kueny

Vice-présidente de l’Association nationale des DRH, qui représente 5 500 PME et TPE, soit 11 millions de salariés en France.

Catherine Levesque-Lecointre : Le contexte tendu du marché de l’emploi rebat-il les cartes sur la manière d’attirer les candidatures?

Laurence Breton-Kueny : Aujourd’hui, on note des tensions sur le recrutement pour 80 % d’entre nous. On reçoit beaucoup moins de candidatures, qu’il s’agisse de métiers qualifiés ou pas, et les exigences financières sont plus importantes qu’avant. Les attentes des candidats évoluent, comme en témoigne notre enquête de 2022 sur « Le futur du travail vu par les DRH » : 90 % des répondants reconnaissent que les candidats de la période post-Covid expriment des attentes différentes. Pour 84%, la fonction de manager est profondément impactée, avec de fortes attentes sur le sens du travail, la capacité à déléguer et une plus grande flexibilité dans l’organisation du travail. Nous, DRH, avons besoin des managers pour porter la vision de notre entreprise sur les réseaux sociaux, où nos futurs candidats regardent ce que nous faisons.

Quand on ne peut pas rivaliser sur les moyens financiers, on peut faire un travail sur la marque employeur, notamment les PME et les entreprises de B2B, moins connues. Nos membres nous partagent par ailleurs des pratiques pour recruter autrement: via la cooptation, en supprimant la période d’essai…

C. L.-L. : Dans ce contexte, les DRH changent-elles d’état d’esprit à l’égard des candidatures seniors ?

L. B.-K. : L’ANDRH alerte depuis plusieurs années sur l’emploi des seniors. Pour nous, un senior a plus de 55 ans. Nous avons demandé aux pouvoirs publics, sur le même modèle qu’« Un jeune, une solution », un plan « Un expérimenté, une solution » pour les seniors, qui représentent un million de personnes au chômage. Notre modèle culturel fait que les seniors ont parfois des prétentions supérieures financièrement, contrairement à d’autres pays comme la Finlande. En fonction de l’ancienneté, les indemnités perçues au chômage sont parfois supérieures à la rémunération proposée sur un poste potentiel.

Un certain nombre de dispositifs protecteurs peuvent se révéler compliqués à gérer pour l’employeur. Un changement de poste pour des questions de pénibilité, par exemple, peut être perçu comme une rétrogradation. Si un senior aspire à un emploi avec moins de pression ou à un poste plus sédentaire, il doit accepter le montant de rémunération associé à l’emploi sans que ça ne soit vécu comme une sanction disciplinaire. La retraite progressive est extraordinaire en soi, mais elle est renouvelable chaque année et ne permet pas à l’employeur d’anticiper si son collaborateur reviendra à temps plein ou pas… Il est donc important d’associer les DRH à la construction de ces dispositifs.

C. L.-L. : Quid d’un dispositif légal imposant aux entreprises de recruter des seniors?

L. B.-K. : À l’ANDRH, nous avons été en 2019 à l’initiative du concept d’index senior, en ce moment en discussion. C’est un indicateur intéressant, à condition qu’il soit facile à calculer suffisamment fin pour servir au pilotage de l’entreprise. Il faut avoir à l’esprit qu’il y a des différences de moyens selon les métiers et la taille des entreprises, qui n’ont pas toutes des DRH. Imposer n’est peut-être pas la meilleure solution mais l’incitation et la mise en valeur de bonnes pratiques pourraient faire avancer le sujet. Par exemple, en favorisant les dispositifs emploi-retraite, en sensibilisant les recruteurs aux stéréotypes liés à l’âge, en mesurant et en corrigeant les écarts fondés sur l’âge (accès à la formation, mobilité…).

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