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Reportage

En Inde, la nouvelle révolution verte

Réalisé par CAROLE DIETERICH

Photos SOUMYA SANKAR BOSE

L’état de l’Andhra Pradesh, situé dans le sud de l’Inde, veut convertir ses six millions de paysans à une agriculture économe, sans engrais ni pesticide, plus respectueuse de la nature.

Pour rejoindre la parcelle de Lokesh Devi, à quelques encablures du village de Bhattuvanipalli dans l’État méridional de l’Andhra Pradesh, il faut emprunter des petits chemins cahoteux.
La terre est aride et la moto de l’agriculteur ne laisse dans son sillage qu’un nuage de poussière. Le district d’Anantapur est meurtri depuis des décennies par les sécheresses à répétition. Mais, au milieu de ces paysages désertiques où rien ne pousse durant le torride mois de juin, apparaît telle une oasis, un grand potager luxuriant.

Les champs de M. Devi font figure de joyeux désordres verdoyants. En dépit des 40 degrés Celsius estivaux, radis, haricots, betteraves ou encore œillets d’Inde poussent pêle-mêle sur la même parcelle. Sur l’autre lopin, on trouve piments, tomates ou encore aubergines. Le tout, parmi de grands manguiers touffus. L’association de ces cultures ne doit rien au hasard. Elle a, au contraire, été pensée minutieusement en fonction de synergies végétales. Les œillets d’Inde, par exemple, jouent un rôle de barrière contre les ravageurs et protègent ainsi les autres cultures des maladies.

Lokesh Devi, paysan tout sourire, s’est converti à l’« agriculture naturelle zéro budget » dès 2017. Les méthodes de cette agriculture biologique se sont développées en Inde à partir des années 1990 dans l’État voisin du Karnataka, sous l’impulsion de Subhash Palekar, devenu l’égérie de ce mouvement agroécologique. Lui-même issu du milieu paysan, il prône une pratique sans produit chimique dans le respect de la nature et qui utilise les ressources disponibles localement. L’objectif est aussi de réduire les coûts d’intrants des agriculteurs pour leur permettre de vivre dignement de leur labeur.

Inspiré par ce modèle, l’Andhra Pradesh a lancé sa révolution agroécologique dès 2015. Baptisé « Andhra Pradesh Community Natural Farming » (APCNF).
Le programme du gouvernement vise à convertir l’ensemble de ses 6 millions d’agriculteurs à ces pratiques d’ici à 2031. Des ambitions qui font d’APCNF le plus gros projet agroécologique au monde.

L’agriculture naturelle zéro budget se veut être un contre-modèle à la « Révolution verte ». Impulsée dans les années 1960 en Inde, fondée sur l’irrigation intensive et l’utilisation massique des engrais chimiques, elle misait sur les cultures à haut rendement. Si les politiques agricoles de l’époque ont permis d’assurer la sécurité alimentaire du pays, elles ont aussi lessivé les terres et piégé des millions d’agriculteurs dans le cercle vicieux de l’endettement. Tous les jours, 28 personnes qui dépendent de l’agriculture, se suicident en Inde. Beaucoup sont criblées de dettes.

Lokesh Devi, autrefois partisan d’une agriculture conventionnelle, a donc décidé de tourner le dos à la monoculture d’arachides et aux engrais pour s’en remettre à la nature. Afin de favoriser la floraison de ses multiples cultures, il n’utilise désormais plus qu’un biostimulant, fabriqué à partir d’ingrédients disponibles localement qu’il prépare luimême: de l’urine et de la bouse de vache, de la farine de légumineuses et du sucre.
« Cela prend certes plus de temps que d’asperger des engrais et des pesticides mais aujourd’hui notre exploitation brille », se réjouit M. Devi qui a triplé ses profits depuis sa conversion.

Si jamais ses cultures étaient victimes d’un parasite, alors elles seraient traitées à l’aide de pesticides dits « botaniques », comme par exemple de l’huile de margousier. Plus de 200 formules naturelles permettent de lutter contre les nuisibles. « Auparavant, en agriculture conventionnelle, il fallait sans cesse que j’investisse dans des engrais chimiques et des pesticides pour obtenir de bons rendements », se souvient le paysan. Ce modèle coûteux l’obligeait lui et son épouse, Leelavathi, à travailler sur d’autres exploitations pour assurer leur survie.

Ne pas perturber l’incroyable vie de la terre

L’agriculture naturelle repose sur l’idée d’un cercle vertueux. La grande variété de cultures permet la couverture des sols 365 jours par an, favorisant la richesse des sous-sols. « Lorsque les terres sont recouvertes de plantes, les sols sont mieux nourris et ils peuvent à leur tour apporter aux plantes les nutriments dont elles ont besoin », explique Vijay Kumar,un ancien haut fonctionnaire et vice-président de Rythu Sadhikara Samsthas, organisation à but non lucratif créée par le  gouvernement de l’Andhra Pradesh pour l’implantation de son programme APCNF.

L’amélioration des microbes et des bactéries dans le sol le rende également plus poreux et permet une meilleure rétention de l’eau. « L’idée est aussi de ne pas labourer le sol pour ne pas perturber l’incroyable vie de la terre. Vous ne verrez d’ailleurs pas de tracteurs sur les exploitations naturelles », fait remarquer Vijay Kumar qui a lancé le programme en 2015.
Là où les méthodes conventionnelles obligeaient Devi Lokesh à irriguer ses terres une fois par semaine, la méthode naturelle lui a permis de diviser cette fréquence par deux.

« Ce système de production basé sur l’agrobiodiversité est plus résistant au changement climatique et permet à l’agriculteur de ne plus dépendre d’un paquet technologique », souligne Bruno Dorin, économiste au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) et qui étudie le programme APCNF.

À Bhattuvanipalli, sur les 275 paysans que compte le village, 223 ont déjà sauté le pas. Les cultivateurs commencent par convertir un quart de leur exploitation et basculent progressivement. Il faut compter quatre à cinq ans pour achever la transition vers une agriculture naturelle.
Pour les convaincre, le gouvernement s’appuie sur le solide réseau de groupes d’entraide féminins qui maille l’État. Les femmes, comme Leelavathi, l’épouse de Lokesh Devi, jouent un rôle-clé dans la conversion des exploitations familiales.

Nous sommes à un tournant

Dans le village voisin de Mallapuram aussi, la grande majorité des agriculteurs sont passés à l’agriculture naturelle zéro budget sous l’influence des groupes de femmes. Saraswati Kuruba sourit fièrement lorsque son mari Mallikarjuna, admet que c’est elle qui lui a parlé de ces nouvelles méthodes. « J’ai été convaincue car j’ai réalisé que les autres agriculteurs investissaient moins et avaient de meilleurs résultats », explique Saraswati Kuruba, drapée dans un sari bleu roi. Auparavant, ce couple d’une quarantaine d’années cultivait uniquement des arachides et des tomates. « Les récoltes et donc les paiements se faisaient tous les trois mois. Désormais, nous vendons nos légumes quotidiennement sur le marché et nous gagnons de l’argent tous les jours », fait valoir Mallikarjuna Kuruba. En deux ans, le couple a doublé ses revenus et s’est débarrassé de ses dettes.

Les Kuruba peuvent aussi manger les denrées qu’ils produisent. « Nos légumes proviennent directement de nos champs et nous nous portons mieux », abonde Saraswati Kuruba. « Il n’y a pas de pénalités au rendement par rapport à une agriculture conventionnelle. Au contraire, les agriculteurs produisent au moins autant et de bien meilleure qualité », poursuit Bruno Dorin. Le programme du gouvernement de l’Andhra Pradesh cible par ailleurs les travailleurs agricoles les plus pauvres pour les aider à développer des potagers afin de consommer leurs propres denrées.

À Bhattuvanipalli et Mallapuram, les derniers agriculteurs restés fidèles aux méthodes conventionnelles envisagent le passage à l’agriculture naturelle. « Quand je regarde ces champs, je me dis que je pourrais moi aussi m’y mettre à l’avenir », admet Hanumanthu Rayudu dont la parcelle jouxte celle des Kuruba à Mallapuram. Et à Bhattuvanipalli, Devanga Posa Rama Murthy un agriculteur, qui possède plus de trois hectares, affirme qu’il pourrait s’essayer à ces méthodes sur un tout petit lopin. « Les paysans qui optent pour l’agriculture naturelle nagent à contre-courant, admet Vijay Kumar. Leurs pairs, les revendeurs d’engrais ont tendance à les décourager. » Ce sont donc les paysans passés à l’agriculture naturelle qui diffusent les bonnes pratiques et accompagnent les novices dans la transition.

Mais à l’échelle de l’Andhra Pradesh, seuls 14% des agriculteurs ont entamé la conversion. « Nous sommes à un tournant: aujourd’hui de nombreux agriculteurs ont achevé leur transition et ils sont donc plus nombreux à pouvoir accompagner les autres », souligne Vijay Kumar, confiant quant à l’ambitieux objectif de convertir 100% de l’agriculture de l’Andhra Pradesh. D’ailleurs, les paysans de cette région sont envoyés dans plusieurs autres États indiens pour diffuser les bonnes pratiques. Des délégations du Sri Lanka, du Népal ou encore d’Indonésie se sont déplacées pour s’inspirer de ce modèle. Petit à petit, la révolution agroécologique de l’Andhra Pradesh essaime.

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