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Entretien

Chiara Corazza, au nom des femmes

Propos recueillis par Fabrice Lundy

Photos LIONEL GUERICOLAS

C’est la plus Française des Italiennes, et aussi l’une des plus influentes, classée par La Repubblica parmi les « 100 meilleures femmes qui ont changé le monde » : Chiara Corazza porte la voix des femmes pour construire un monde plus inclusif.

Chiara Corazza :  Ancienne journaliste, directrice du Women’s Forum

Chiara Corazza, membre du Conseil consultatif sur l’égalité des genres du G7, elle a été nommée par le président Emmanuel Macron, représentante française au sein du groupe de travail du G20 sur les femmes d’affaires Empower. L’ancienne directrice générale du Women’s Forum, professeur à l’ESCP Europe et présente au conseil d’administration de plusieurs grandes entreprises, a dirigé notamment l’Agence d’investissement du Grand Paris et les affaires internationales de la région Ile-de-France.
Elle appelle la France à faire la révolution des réformes.

Fabrice Lundy : En février se tenait la réunion de lancement des dirigeants du G20 Empower, à Agra. Dans cette lancée, vous avez organisé, en octobre, le Forum Women for Future à Toulouse, sur les métiers du futur. Pour quelles raisons?

Chiara Corazza : Cette vision pour les métiers du futur, je la porte depuis très longtemps : il est essentiel que les femmes et les hommes aient les mêmes opportunités, spécialement à une époque où on transforme la planète sur de nombreux terrains – énergie, climat, numérique, vaccin. Nous ne pouvons pas inventer ces métiers dont la quasi-totalité va être transformée d’ici à cinq ans, simplement avec la moitié de la planète.
Nous avons besoin de l’approche différente des femmes, qui ne sont pas forcément meilleures, mais qui ont une autre manière d’être et de vivre leur quotidien.

Il n’est pas complètement absurde par exemple d’associer davantage les femmes à la conception des villes de demain, elles qui en ont un autre regard, un certain pragmatisme qu’elles savent associer dans les grands projets architecturaux.

Dans la cybersécurité au niveau mondial, il n’y a que 11% de femmes, et si chacun d’entre nous se protège de la même façon, un hacker pourra facilement trouver les failles en « pensant » comme un homme.

Concernant, l’IA c’est pareil. On parle beaucoup des risques de ChatGPT, mais je considère que le vrai enjeu ce sont les algorithmes conçus à 80 % par des hommes blancs qui sortent des mêmes écoles, et qui risquent de démultiplier un modèle qui n’est pas représentatif et qui peut en léser plus d’un, ou plus d’une.

Donner envie aux filles de coder

F. L. : Pourquoi certains secteurs manquent cruellement de femmes, comme la tech ou l’industrie?

Chiara Corazza : Je note un terrible paradoxe. Plus un pays est démocratique, plus un pays est avancé en termes de liberté et d’égalité des genres, et plus il a du mal à activer des femmes dans toutes les composantes de son économie. Regardez en Iran, 60% de femmes exercent un métier dans les STEM (ndlr : science, technology, engineering, and mathematics) car elles ne peuvent être ni avocates, ni magistrates, par exemple, et le marché a besoin de technologies. Dans les pays du Golfe, record mondial aux Émirats arabes unis avec 65% des femmes ingénieurs, parce que le marché du pétrole et du gaz a besoin de talents hyper éduqués. Dans les anciens pays du bloc communiste, garçons et filles ont reçu la même éducation: les filles, autant que les garçons, ont eu des mères physiciennes, chimistes ou ingénieures, et il y a donc un vivier de talents féminins qui reproduisent ce même modèle.

F. L. : Et cette disparité de représentation se répercute dans le nombre peu élevé de femmes à la tête de grandes entreprises, seulement 7% des CEO au niveau mondial ?

Chiara Corazza : Exactement, nous constatons par exemple qu’il manque de femmes dans l’énergie, là où existent des enjeux importants, des stratégies à mettre en place.
Regardez la France où il n’y a que trois femmes dans le CAC 40, toutes polytechniciennes : Christel Heydemann (Orange), Estelle Brachlianoff (Veolia) et Catherine MacGregor (Engie). Elles sont brillantes comme Élisabeth Borne que j’ai connue quand j’étais au board de la RATP, et aujourd’hui Première ministre. Élisabeth Borne était alors présidente de l’entreprise et j’ai été bluffée. Quand je dirigeais Paris Ile-de-France Capitale Économique, je lui ai présenté des patrons de grandes entreprises internationales telles que Xerox ou Cisco qui venaient présenter leur savoir-faire. Franchement, elle avait une longueur d’avance. Sur les systèmes de freinage, elle connaissait son sujet. Personne ne l’accompagnait, c’était elle seule qui répondait, qui les challengeait, et eux, étaient admiratifs. Cette compétence n’est ni féminine, ni masculine, c’est une compétence qui permet d’avoir les atouts nécessaires.

Un leadership au féminin responsable

F. L. : Comment alors inverser le mouvement ?

Chiara Corazza : À la demande du Gouvernement français à l’issue du G7 de Biarritz, j’ai rédigé le rapport « Les femmes au cœur de l’économie », la référence dans ce domaine. La recette est simple et elle dure toute une vie, c’est un lifelong journey. Elle commence à 3-4 ans à l’école, avec des jeux, pour donner envie aux filles de réfléchir, de coder. Coder, c’est comme apprendre une langue, et c’est beaucoup plus facile quand on est tout petit qu’à 50 ans. On explique aussi aux parents, que c’est une chance, pour une fille qui a des connaissances scientifiques, d’accéder à tout ce qu’elle veut faire. Changeons notre manière de penser.

Ensuite à l’adolescence, la plupart des filles disent vouloir faire quelque chose d’utile et avoir un impact positif, plus que les garçons orientés davantage « carrière ». Quitte à faire quelque chose d’utile, autant qu’elles étudient les sciences, la technologie, pour devenir une experte en finance, en transition écologique, en traitement des déchets, en recyclage, en eau, etc.

Une fois qu’elles sortent de l’université, c’est aux entreprises de les accueillir et surtout de les retenir, car plus de la moitié (58%), ne se sentant pas acceptées, partent après quelques années. Les raisons sont variées : il y a toujours cet équilibre travail-vie personnelle, work-life balance, qui est plus difficile pour les femmes. 

« Plus un pays est démocratique […], plus il a du mal à activer des femmes dans toutes les composantes de son économie. »

F. L. : On évoquait les enjeux RSE. Pensez-vous que les femmes sont les vraies leaders du développement durable ?

Chiara Corazza : C’est évident même si je connais beaucoup d’hommes très sensibles à la RSE, mais elles le sont de différemment. Elles savent se projeter sur le plus long terme, elles ont une autre approche du risque. Je dirais aussi qu’il y a un leadership responsable au féminin car plus empathique. Y compris pour les négociations, c’est un atout souvent d’avoir des femmes car elles ont une façon d’agir qui leur est propre, et la diversité c’est de la richesse.

F. L. : Les femmes sont-elles toujours encouragées à devenir chef d’entreprise? 
Quels sont encore les points de blocage?

Chiara Corazza: Je pense que ce n’est pas du tout l’envie ni les idées qui leur manquent, mais c’est l’accès au capital. Savez-vous que dans le monde entier, seulement 2 % du venture capital leur sont alloués. 2%! C’est vrai aussi que parfois elles ne demandent pas suffisamment, pas seulement en France. Parfois par timidité. Mais ça change, d’autant que de plus en plus de business angels s’intéressent à des startups créées par des femmes, non parce qu’elles sont des femmes, mais parce qu’elles ont choisi des créneaux très porteurs, dans un secteur où c’est très utile au quotidien.

Concernant les moyennes et grandes entreprises, je pense qu’on va arriver très vite à davantage de progression des femmes dirigeantes, parce que l’on prépare ces fameux viviers. Au niveau des comex, je tire un grand coup de chapeau à la députée, Marie-Pierre Rixain, pour sa loi visant à accélérer l’égalité économique et professionnelle. J’ai beaucoup appuyé ces lois et je suis fière de les faire rayonner dans le monde. Les quotas ne sont pas la panacée, mais sans loi on n’y arrive pas. La France est désormais championne du monde avec ces dispositifs pour les comex et pour les conseils d’administration, où on est passé de 11% à 46% en dix ans.

Plus de 220 millions de femmes entrepreneures absentes des commandes publiques

F. L. : Les femmes sont confrontées à beaucoup d’obstacles, mais, selon l’Index Women Equity, elles surperforment financièrement depuis dix ans dans les PME et les ETI. Comment l’expliquer ?

C. C. : C’est la diversité qui crée la richesse. En France, elles peuvent compter sur des associations telles que Sista, Bouge ta boîte, ou à l’engagement d’une banque comme BNP-Paribas qui agit énormément pour l’entrepreunariat au féminin. Ça marche et ça change la mentalité.

F. L. : Malgré tout, vous notez que dans le monde plus de 220 millions de femmes entrepreneures sont absentes des commandes publiques. Pourquoi ?

C. C. : Les femmes entrepreneures accèdent à seulement 1% des appels d’offres publics et privés, qu’elles dirigent des petites entreprises ou des géants mondiaux. Regardez comment sont conçus les appels d’offres. On a réalisé, par exemple, une enquête aux États-Unis, en 2020 : près de la moitié des appels d’offres du gouvernement fédéral concernaient la sécurité et l’armement, le tiers les grandes infrastructures, des secteurs où les femmes sont assez absentes, contrairement à l’éducation, les services et la santé.

Il y a une autre raison, et peut-être la plus importante à mes yeux: beaucoup de femmes n’osent pas y aller, par méconnaissance des codes, des réseaux. Les hommes jouent au golf ou vont à la chasse et je ne plaisante pas en disant ça! Il faut donc donner aux femmes l’envie et la confiance d’y aller. Alors quoi faire ?
Selon moi, la chose la plus opérationnelle et la plus efficace, dans ces appels d’offres, c’est de donner des points supplémentaires aux entreprises qui respectent les lois de leur pays sur le terrain de l’égalité et de la RSE, et de l’interdire à celles qui ne la suivent pas. C’est simple.

« Les femmes savent se projeter sur le plus long terme, elles ont une autre approche du risque. »

F. L. : Vous êtes optimiste cependant pour la suite concernant les femmes ?

C. C. : Très optimiste. Nous allons dans la bonne direction, car nous avons les diagnostics et les solutions. Il faut maintenant les appliquer, en s’appuyant sur les meilleures pratiques. 

Le pire ennemi de la France : les Français

F. L. : Qui sont vos modèles de femmes dans l’économie ?

C. C. : Pour moi, c’est Christine Lagarde* que je connais bien. Elle est un modèle de femme parce qu’elle possède cette capacité de rester complètement humaine, de s’intéresser aux autres avec une grande force de travail, de rester fidèle à elle-même. Elle est libre, elle est unique. J’ai envie aussi de citer une autre grande dame : Madeleine Albright**, hyper compétente, extrêmement humaine et qui est restée authentique, malgré tous les défis qu’elle avait à relever. Ce sont des personnalités qui nous donnent quelque chose humainement, qui nous stimulent et qui nous nourrissent intellectuellement.

F. L. : Vous rencontrez régulièrement des grands de ce monde de par vos fonctions au G7 et G20. Quelle est l’image de la France et de son économie ?

C. C. : Elle est très bonne. Je peux moi-même en témoigner. Je suis en France depuis presque quarante ans. C’est un pays où on peut tout faire avec des talents dans tous les domaines, une créativité, une capacité d’innover, d’accueillir, des vrais industriels dans l’âme; on est parmi les premiers au monde en agriculture, dans l’énergie, dans la gestion urbaine, on a les meilleurs champions dans tant de secteurs.

Je pense qu’en termes d’attractivité – au cœur de mon métier pendant tant d’années –, les étrangers ne se trompent pas. Et on est devenu le pays le plus attractif en Europe : le dernier baromètre EY l’a confirmé en mai dernier. Félicitations au président de la République qui a accompli beaucoup de choses sur ce terrain, pour créer des emplois, pour l’industrie, pour le pays, pour notre place dans le monde.

Si nous avons des détracteurs, ils ne se trouvent pas ailleurs, mais ici. Le pire ennemi de la France, ce sont les Français. J’ai passé toute ma vie à vendre l’attractivité de la France et je peux vous dire que nous sommes crédibles, performants et admirés, malgré quelques persiflages français, que je ne comprends pas. Je reste confiante qu’un jour les Français apprécieront mieux de vivre dans ce pays.

Faire une révolution des réformes

F. L. : Qu’est-ce qui manque encore à la France?

C. C. : On vit dans un parc Astérix. Je ne dis pas que cette réforme des retraites à 64 ans était parfaite mais ceux qui veulent revenir à 60 ans, c’est aberrant. Le monde a changé, donc changeons avec le monde, ne restons pas sur des avantages du passé, agissons pour ceux de l’avenir.

F. L. : Justement en avril, l’agence de notation Fitch Ratings abaissait d’un cran la note de la France à AA-. Une mesure justifiée à la fois par le déficit budgétaire et la dette, mais aussi par les tensions sociales qui ne manqueraient pas de surgir en cas de poursuite des réformes structurelles nécessaires à l’assainissement des finances publiques.
La réforme n’est donc pas possible?

C. C. : Il faut faire la révolution des réformes, faisons ce qui est nécessaire et faisons tout en même temps. Et surtout, il faut expliquer aux Français ce qui est fait et les convaincre. Les former presque. Regardez par exemple durant la pandémie, il y a trois ans, aux États-Unis, les gens mouraient dans la rue. La France est parmi les pays à avoir le mieux géré cette crise. Allez voir les taxis, les restaurants ou les hôtels en Italie : ils ont fermé, personne ne les a aidés. Et en France, combien de faillites ? Très peu. Pareil pour le chômage. C’est pour ça qu’il faut réformer les mentalités. La canicule, le Covid, la guerre en Ukraine : les Français attendent tout de l’État et le jour où ils comprendront qu’il est nécessaire de se prendre en main et travailler, ça sera autre chose. 

Soyons fiers de ce pays formidable

F. L. : Mais cet État n’a-t-il pas donné des mauvaises habitudes avec le « quoi qu’il en coûte», même s’il fut salutaire ? On donne de l’argent à chaque crise.

C. C. (soupir) : En effet, en France, nous avons tendance à aider tout le monde. Ce qui m’étonne c’est qu’au lieu de dire merci, les gens sont dans la rue pour protester. Nous sommes dans une crise mondiale unique, engagés sur de nombreux fronts, notamment le climat. Il faut du courage pour dire et mener une vraie révolution afin de gagner ces combats. La France est un pays où on peut s’exprimer librement. Il faudrait que les gens qui aient envie de travailler, d’étudier, d’avancer puissent le faire. Une fois de plus, c’est celle qui a été adoptée par la France qui parle. Soyons fiers de ce pays qui est formidable, et avec des gens extraordinaires.

« J’ai passé toute ma vie à vendre l’attractivité de la France […], nous sommes crédibles, performants et admirés ».

* Christine Lagarde : présidente de la BCE et ancienne ministre et DG du FMI.

** Madeleine Albright : diplomate, femme d’affaires et ancienne secrétaire d’État américaine. Décédée en 2022.

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