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Apprentissage, le retour en grâce de l’excellence

Réalisé par FABRICE LUNDY AVEC CAMILLE BOUR

Photos D.R.

Ce sont les artisans de l’exception: tous ceux et celles sortis de la prestigieuse école Boulle reconnue dans le monde entier. Presque 140 ans d’existence.
Boulle, c’est le nom du célèbre ébéniste de Louis XIV, André-Charles Boulle (1642-1732) qui s’illustra par ses armoires et ses tables en marqueterie faites de bois, de laiton et d’écaille de tortue. Un génie que l’on peut encore admirer au château de Versailles ou au Trianon.

Le génie aujourd’hui réside dans cette école publique née en 1886 au milieu du quartier des métiers de l’ameublement à Paris. Entre le boulevard Diderot et le faubourg Saint-Antoine, près de la Nation, le bâtiment de la rue Pierre Bourdan à la façade Jean Prouvé accueille des trésors.

À l’intérieur, on est frappé à la fois par l’activité dense et la sérénité avec lesquelles les futurs artistes cisèlent, gravent, sculptent le bois, l’acier ou le bronze dans ces grandes salles qui abritent les nombreux établis adaptés aux différents métiers. Il y a de quoi se perdre dans ces multiples bâtiments qui reçoivent chaque année un millier d’élèves, à l’issue d’une sélection drastique qui ne retient que les plus motivés et les plus travailleurs.

L’une d’elle est Amélie – les filles sont en majorité. C’est elle qui nous accueille avec fierté, juste avant la pause estivale à l’occasion d’une journée portes ouvertes très courue pour découvrir les ateliers destinés à l’ébénisterie, la restauration de mobilier, la sculpture de bois, le tournage d’art où s’activent les élèves portant tablier bleu ou blouse blanche.

Tradition, modernité et… RSE

Les « boullistes » sont tous des passionnés. Notre guide du jour en est une. Elle est en DNMADE 3, soit la fin des études pour elle avant de décrocher le prestigieux diplôme national des métiers d’art et du design. Depuis toujours, intéressée par ce secteur et principalement l’ébénisterie, ce qu’elle aime, « c’est créer ». Tout l’enjeu est ici de concevoir des objets, des meubles utiles, fonctionnels et esthétiques. Amélie vient ainsi de s’immerger au milieu des vignerons pour donner vie à une grande table conviviale d’une dizaine de couverts, robuste et épaisse, qui symbolise le terroir français.

Chaque étudiant a en effet un thème sur lequel plancher. L’un de ses camarades de promotion, Thomas a, lui, imaginé une table adaptée aux personnes tétraplégiques. Un autre, Léo, s’est inspiré des mers tumultueuses d’Écosse pour reproduire en les symbolisant, des falaises gravées sur la porte d’une boîte de rangement, fixée au mur contenant cinq bouteilles de whisky. Du grand art !
Mais rien ne se fait au hasard quand on en arrive à un tel niveau de perfection.

« Boulle coche toutes les cases de l’excellence à la française. Des grandes écoles comme celle-ci est essentiel. »

Il faut en 1re année savoir refaire à l’identique des meubles anciens, car l’apprentissage de la technique se transmet ainsi. C’était d’ailleurs la vocation initiale de l’école : la copie d’œuvres du passé essentiellement liées à Louis XIV. Les gestes et les outils sont d’ailleurs restés les mêmes depuis des siècles avec une lame et un manche pour travailler à la frappe et au modelé. Mais si la tradition reste vivace, l’école Boulle du XXIe siècle fait aussi appel à des logiciels de design.
Sont aussi présentes les considérations du moment telles les problématiques sociales afin de répondre aux besoins sur le handicap par exemple, et d’écoresponsabilité dans le choix des matériaux et du matériel. Ce que confirme Laurent Scordino, son directeur : « À l’heure actuelle, les jeunes investissent les formations différemment. Il y a des notions d’écoresponsabilité, d’upcycling. »

Une école essentielle

Les élèves rencontrés ce jour se montrent confiants. Amélie qui a beaucoup apprécié sa formation mêlant théorie et pratique l’exprime avec le sourire. D’après elle, « l’insertion n’est pas très difficile dans sa filière. » Elle s’imagine ensuite « travailler dans un atelier quelques années pour se faire la main avant de rejoindre un bureau d’études ». La plupart semblent trouver un CDI rapidement et tous porteront les couleurs d’un savoir-faire français reconnu dans le monde entier. Les débouchés sont éclectiques – décors de cinéma, restauration du mobilier national, architecture d’intérieur. Les formations proposées sont en effet très variées – du pré-bac au postbac – avec des spécialités telles l’ébénisterie, la gravure ornementale, la monture en bronze, ou la tapisserie. Il y a aussi des parcours en design.

Pas étonnant quand on écoute Laurent Scordino: « Oui, il y a un engouement très fort et une reconnaissance du savoir-faire et du talent dans l’art, quand on voit le nombre de salons, les réseaux sociaux, les magazines qui traitent de ces métiers. On y décèle également tout le potentiel économique. » Selon lui, il y a quelque chose de patrimonial.

Un modèle comme celui-ci, l’économiste Nicolas Bouzou applaudit : « C’est fascinant. Boulle coche toutes les cases de l’excellence à la française. Des grandes écoles comme celle-ci c’est essentiel.
C’est ce qu’il manque dans la coiffure, la boucherie ou la poissonnerie. »

Si l’école est ouverte aux bacheliers, elle a démarré en septembre 2021 une filière professionnelle par le biais du GRETA de la création, du design et des métiers d’art*: un contrat de professionnalisation proposé aux plus de 30 ans, un contrat d’apprentissage pour les moins de 30 ans.
Il est donc possible de faire un brevet des métiers d’art (BMA) d’ébéniste en alternance au rythme de trois semaines en entreprise et une semaine à l’école pendant deux ans. Pour les adultes 100% des personnes de cette formation sont en reconversion: une ancienne directrice de communication, une préparatrice en pharmacie, un paysagiste.

Développer ses soft skills

Natacha Raguet, conseillère en formation continue au GRETA de l’école Boulle l’explique : « L’objectif est de développer de plus en plus l’apprentissage. On reprend en quelque sorte le lien du compagnonnage, de la transmission du savoir. » À moyen terme, des étudiants de la formation initiale pourront choisir la filière en apprentissage au lycée professionnel, bac ou pré-bac. Le directeur ajoute: « C’est également une réponse économique pour les jeunes ainsi qu’une demande forte de la profession. » Avantageux pour les étudiants qui auront un salaire. L’autre avantage est pédagogique car les étudiants vont travailler dans un atelier ce qui permet d’apprendre sur le terrain, dans la « vraie vie », tout en éprouvant les connaissances plus théoriques apprises à l’école.
« Pour des personnes qui sont en dernière année ou avant dernière année, cela permet de mieux comprendre le monde du travail. C’est un moyen de développer ses soft skills », justifie Natacha Raguet.

Cette dernière constate à juste titre qu’il y a depuis trois ans une revalorisation de l’apprentissage en France : « Pendant des années, il était réservé à certains secteurs. Maintenant c’est plus ouvert, notamment à des filières d’excellence, des écoles de commerce, d’ingénieurs. » C’est vrai qu’on change de dimension. La France était en retard, notamment par rapport à l’Allemagne dont le nombre d’apprentis se situe aux environs de 1,5 million depuis la fin des années 90, quelle que soit la conjoncture. C’est trois fois plus qu’en France, avec trois fois moins de chômeurs chez les jeunes. Pour quelles raisons ? Probablement un blocage culturel voire un mépris vis-à-vis des métiers manuels, dans la tête des parents. Malgré tout, l’image de certaines professions a pu évoluer grâce à des émissions TV mettant en avant la pâtisserie et la boulangerie.

Envol du nombre d’apprentis

Autre raison du retard: le coût du dispositif. Mais les choses ont changé depuis la réforme voulue en 2018 par le président Macron : financement automatique garanti pour chaque contrat grâce à la taxe d’apprentissage distribuée par un organisme ad hoc : France compétences. Plus besoin non plus d’autorisation pour ouvrir un centre de formation.
Résultat: le cap des 700 000 apprentis a été franchi en 2021 contre moins de 450000 fin 2018. Ce dont se félicite le haut-commissaire à l’Emploi Thibaut Guilluy : « Nous avons développé le système du “faire pour apprendre” grâce auquel 75 % des élèves en CAP ont trouvé une insertion professionnelle réussie. »
Entre 2 et 3 milliards d’euros ont été ajoutés sur le fonctionnement des CFA et quasiment autant pour les 8 000 euros d’aides par apprenti, versés à l’employeur.

Pour les élèves, le système est attractif avec des études gratuites ou
presque, une rémunération, des droits à la retraite, et souvent une embauche ferme. Gagnant aussi pour l’entreprise :
« C’est un moyen de mélanger les générations et de repérer en amont les futures recrues, explique Jean-Marc Barki, le PDG de Sealock spécialiste des colles industrielles dans le Pas-de-Calais qui fait travailler 6 apprentis sur 26 salariés. Les premiers de cordée transmettent aux jeunes générations et tous font grandir l’entreprise. Si nous existons depuis vingt huit ans, c’est aussi grâce à ça. »

On peut faire une belle carrière.
C’est en effet, selon Nicolas Bouzou, un tremplin très efficace pour l’insertion, d’autant que selon l’Insee, les deux tiers des 200000 emplois salariés supplémentaires attendus cette année proviendront de l’alternance. Et Thibaut Guilluy ajoute: « Une politique qui développe l’apprentissage peut mettre en valeur ces filières d’excellence des métiers manuels. »

« Les deux tiers des 200 000 emplois salariés supplémentaires attendus cette année proviendront de l’alternance. »

C’est même un sésame pour entrer dans les belles entreprises. C’est le cas du géant mondial du luxe LVMH qui au travers de son Institut des Métiers d’Excellence (IME) a lancé le premier programme de formation en alternance dans le luxe, avec des formations dans 27métiers de la création et de l’artisanat. Chantal Gaemperle, la DRH du groupe l’explique: « L’IME a relevé le défi qu’il s’était fixé lors de son lancement en 2014 : développer l’employabilité des apprentis, quel que soit leur niveau initial, tout en assurant la pérennisation des savoir-faire chers aux Maisons du groupe. » Dans le cadre de cet Institut, les alternants bénéficient aussi de formations aux langues étrangères, de visites d’ateliers ou de magasins.

Comment faire connaître l’apprentissage ?

Bertrand Martinot envisage plusieurs leviers. D’abord s’intéresser à la condition de vie du jeune : l’aider pour son permis de conduire, son logement, son habillement car il faut être présentable dans une entreprise. Ensuite faire connaître l’apprentissage, notamment dans les établissements scolaires : « Là où il y a un vivier important, ce sont les jeunes en lycée professionnel qui gagneraient à préparer le même diplôme – le bac pro – par la voie de l’apprentissage. » Mais à condition que ces élèves soient capables de s’adapter aux contraintes exigeantes que sont les horaires de travail et la vie en entreprise. En Allemagne, qui a investi dès le collège, l’apprentissage est une filière unique car il n’y a pas de bac professionnel. «Faire du témoignage, flécher vers nos entreprises », c’est exactement ce que souhaite Jean-Marc Barki, le PDG de Sealock qui voudrait relancer les « ambassadeurs de l’alternance ».

Le haut-commissaire à l’Emploi, Thibaut Guilluy, rappelle la priorité de la réforme du lycée professionnel avec la mise en place sur le temps scolaire de la découverte des métiers pour que chacun s’oriente: « Sur les métiers manuels, le gros enjeu est celui de l’orientation. L’émergence de cette réforme, qui doit faire la promotion de l’apprentissage, sera l’une des missions de Carole Grandjean, la ministre déléguée chargée de l’Enseignement et de la Formation professionnels. »

 

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