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Entretien

Anne Rigail, Directrice Générale d’Air France

Propos recueillis par Fabrice Lundy

Photos LIONEL GUERICOLAS

C’est l’une des plus anciennes compagnies aériennes du monde. 90 ans l’an dernier. Un joyeux anniversaire à Air France. Presque un siècle d’élégance, de confort et d’innovation. Entretien avec Anne Rigail, sa directrice générale.

Anne Rigail :  Directrice Générale d'Air France

Née le 7 octobre 1933, elle est le fruit du regroupement d’Air Orient, d’Air Union, de la Société générale de transports aériens (SGTA), de la Compagnie internationale de navigation aérienne et de l’aéropostale. Des nouveaux Airbus A220 et A350, des nouvelles liaisons (Vérone en Italie, Kalamata en Grèce, Phoenix aux États-Unis), près de 1 000 vols par jour vers 200 destinations dans 89 pays. Entretien avec Anne Rigail, sa directrice générale. Première femme à diriger la compagnie, elle y a fait toute sa carrière après avoir été diplômée de l’École des mines de Paris : Air Inter puis Air France, successivement en charge du service client de Paris-Orly, de la correspondance passagers et bagages du hub de Paris- Charles-de-Gaulle, directrice de l’Exploitation Sol de CDG, directrice générale adjointe responsable du personnel navigant commercial, puis de « l’expérience client ».

Fabrice Lundy : Air France fêtait il y a quelques mois ses 90 ans d’existence. Quels sont les défis de la compagnie pour les années à venir ?

Anne Rigail : Le défi majeur de la compagnie pour le futur, c’est la décarbonation. À plus court terme, le défi c’est évidemment de réussir les JO en accueillant le monde. Cette perspective motive l’ensemble de nos collaborateurs, ravis d’apprendre que nous sommes partenaire de l’événement. Nous y travaillons d’arrache- pied avec Tony Estanguet et le comité des JO mais également avec nos partenaires : la Police aux frontières, ADP et les autres aéroports car des épreuves se tiendront partout en France. Nous nous attendons à des pics de trafic sur les journées d’arrivées et de départs, et l’enjeu, pendant toute cette période, sera de garantir des opérations fluides pour tous nos autres clients.

F. L. : On attend 15 000 athlètes et 15 millions de visiteurs cet été à Paris. Combien de voyageurs allez-vous transporter ? Anne Rigail : Ce n’est pas encore totalement défini. Lors des JO précédents, les comportements des clients ont été très différents. À Londres, les habitants ont plutôt fait le choix de quitter la ville pendant les Jeux. À Atlanta ou lors d’autres éditions, au contraire, il y a eu un vrai engouement. Pour l’instant, nous suivons l’évolution des réservations qui se présentent plutôt bien.

Plus de 2 000 embauches chez Air France en 2023

F. L. : Comment Air France, qui a une longue histoire avec les JO depuis le transport de premières délégations sportives en 1952, a-t-elle préparé cette échéance ? Avez-vous embauché ? Anne Rigail : En réalité, cette préparation s’inscrit dans la continuité de la reprise de nos activités au sortir du Covid. Depuis 2020, nous augmentons progressivement les capacités pour revenir au niveau de 2019. Cela s’est traduit par beaucoup d’embauches. En 2023, plus de 2 000 personnes nous ont rejoints en CDI, et ce mouvement se poursuivra en 2024. Nous avons également fortement relancé les filières d’alternance, notamment pour les mécaniciens et les personnels navigants. C’est donc un travail au long cours, lancé il y a de nombreux mois, et créateur d’emplois.

F. L. : Quel dispositif spécialement prévoyez-vous pour les athlètes en matière de transport, d’enregistrement et de bagages dont certains volumineux comme des javelots ou des kayaks ? Anne Rigail : Je le disais, une de nos priorités est d’assurer à l’ensemble de nos clients – qu’ils voyagent dans le cadre des JO ou non – une expérience la plus fluide possible. Nous travaillons avec Aéroports de Paris pour installer un dispositif d’enregistrement des bagages directement au cœur du Village olympique, où les athlètes et leurs accompagnants déposeront leurs bagages avant de se rendre à l’aéroport. Sur place, ils bénéficieront d’un terminal dédié, aménagé pour l’occasion. Ce traitement particulier des délégations olympiques permettra de préserver la fluidité des opérations dans les autres terminaux, sur une période traditionnellement chargée puisque les JO se dérouleront en plein cœur de l’été. L’autre sujet sur lequel nous travaillons particulièrement est l’accueil des passagers à mobilité réduite. Nous disposons déjà d’un service dédié, Saphir, dont les équipes seront renforcées pendant la période, pour répondre aux besoins des athlètes et des spectateurs, pour les Jeux olympiques et paralympiques. F. L. : Êtes-vous inquiète pour l’accessibilité à CDG ou Orly depuis ou vers Paris ? Anne Rigail : Nous avons identifié deux points d’attention, partagés avec les Autorités et ADP. D’abord, les capacités hôtelières sur les plateformes aéroportuaires, car nous avons toujours besoin d’héberger des clients en cas de retard ou d’annulation de vols. Ensuite, la garantie pour nos clients et nos personnels d’accéder aux aéroports de façon fluide. Nous savons qu’il y aura des voies dédiées aux JO sur les autoroutes, et nous avons besoin de garanties sur la possibilité pour nos collaborateurs, notamment ceux qui travaillent en horaires décalés et qui ne peuvent donc pas utiliser les transports en commun, qu’ils pourront accéder à Paris-Charles de Gaulle et Paris-Orly. Nous attendons des retours sur ce sujet. F. L. : Que restera-t-il après les JO de ce que vous aurez mis en place ? Anne Rigail : Déjà beaucoup de fierté, ce sera un événement historique et nos personnels sont heureux de pouvoir y apporter leur contribution, mais aussi des processus encore plus robustes. Nous poursuivrons le développement de l’enregistrement des bagages en ville, un travail que nous menons avec la start-up All The Way, ainsi que nos efforts en matière d’accueil et de prise en charge des clients à mobilité réduite.

« Une de nos priorités est d’assurer à l’ensemble de nos clients une expérience la plus fluide possible. »

La moitié des avions seront de nouvelle génération en 2025

F. L. : Revenons sur l’autre gros défi, à plus long terme cette fois : l’environnement. Qu’avez-vous engagé concrètement ces dernières années ?

Anne Rigail : Le premier levier, qui représente plus d’un tiers de notre trajectoire de décarbonation, et donc l’essentiel de nos investissements, c’est le renouvellement de notre flotte. Nous avons commandé 41 Airbus A350 pour Air France auxquels il faut ajouter une partie de la commande conjointe de 50 Airbus A350 récemment passée au niveau du Groupe Air France-KLM. 27 appareils ont déjà été livrés et huit rejoindront notre flotte en 2024. Même chose pour le moyen-courrier avec 60 Airbus A220, dont 32 ont déjà été livrés et neuf sont attendus cette année. Notre objectif est d’avoir une flotte composée pour moitié d’avions de dernière génération en 2025, et d’atteindre 70 % en 2030. C’est un effort considérable, qui représente un investissement d’un milliard d’euros par an, et qui nécessite beaucoup de formation pour nos pilotes, nos mécaniciens et nos PNC. Moins polluants et plus silencieux, ces nouveaux avions sont par ailleurs équipés de nouvelles cabines, dans le cadre de notre montée en gamme.

F. L. : C’est donc un premier levier. Quelles sont vos ambitions en matière de SAF, ces carburants durables alternatifs issus de matières premières durables, tels des huiles végétales usagées, la biomasse ou le bois ?

Anne Rigail : C’est en effet le deuxième levier avec un engagement très fort puisque pour la deuxième année consécutive, en 2023, le Groupe Air France-KLM est le premier consommateur de SAF au monde, avec 80 000 tonnes utilisées cette année. Cela représente 16 % de la consommation mondiale alors que nous ne représentons que 3 % de la consommation mondiale de kérosène.
C’est là aussi un engagement financier extrêmement lourd, car les carburants durables sont quatre à huit fois plus chers que le carburant conventionnel. Nous ne produisons pas nous-mêmes de carburant mais nous mettons tout en œuvre pour stimuler le développement d’unités de production partout où nos avions décollent. Nous travaillons donc avec de nombreux partenaires, y compris en prenant des participations chez des producteurs comme nous l’avons fait aux États-Unis avec DG Fuels.
Notre engagement est d’incorporer au moins 10 % de carburant durable en 2030, contre un peu plus d’1 % aujourd’hui. C’est maintenant qu’il faut soutenir ces projets car il faut cinq à sept ans avant qu’une usine de SAF ne soit opérationnelle. Outre le renouvellement de notre flotte et le SAF, nous sommes très actifs en matière d’écopilotage. Nos pilotes sont extrêmement motivés et force de proposition. En coordination avec le contrôle aérien, nous réalisons par exemple autant que possible des descentes continues.
Nous sommes donc sur tous les fronts, avec une forte implication de nos salariés. Ces enjeux sont vitaux et les engagements financiers sont monumentaux. Incorporer 10 % de carburant durable à horizon 2030 représente par exemple un surcoût d’un milliard d’euros. Se pose par ailleurs la question de la compétitivité, c’est pourquoi il faut encourager toute l’industrie à avancer. Garantir une concurrence équitable est une priorité, et c’est pourquoi nous militons pour des règles et des objectifs applicables à toutes les compagnies aériennes.

F. L. : Justement à propos de concurrence… la transition environnementale passe-t-elle par des taxes ? La Commission envisagerait une taxe kérosène européenne mais qui ne serait pas applicable pour Turkish ou Emirates. N’y a-t-il pas un risque de distorsion ?

Anne Rigail : Nous ne sommes pas opposés au principe de taxation. Nous payons déjà chaque année plus de trois milliards d’euros d’impôts et de taxes. Il faut en revanche prendre en compte le fait que le transport aérien est une industrie mondiale, qui ne connaît pas de frontières, et s’assurer que les mêmes règles du jeu s’appliquent à tous. Mettre en place une taxe française sur le kérosène aurait pour seul effet un contournement de la France, au bénéfice des hubs de nos concurrents à Londres, à Francfort ou à Istanbul. Pour que de telles mesures aient des résultats, elles doivent être prises au niveau mondial.

F. L. : Sentez-vous qu’au nom de la réduction de leur bilan carbone, des entreprises ont réduit la voilure ?

Anne Rigail : Oui, toutes les entreprises regardent leur bilan carbone, et les déplacements de leurs collaborateurs entrent dans le scope 3 (ndlr : toutes les émissions de gaz à effet de serre qui ne sont pas liées directement à la fabrication d’un produit). C’est ainsi qu’un grand nombre de nos clients ont mis en œuvre des plans d’action pour limiter les déplacements non essentiels, privilégier le train sur les courtes distances et encourager la visioconférence. Nous accompagnons cette évolution de la demande en adaptant notre offre, notamment sur le réseau domestique où la baisse de la demande sur les allers-retours journée atteint 60 %. Dans le même temps, nous conservons les liaisons vers le hub de Paris- Charles de Gaulle, pour connecter les régions au monde.

« Notre engagement : incorporer au moins 10 % de carburant durable en 2030, contre un peu plus d’ 1 % aujourd’hui. »

F. L. : Vous évoquiez précédemment 2 000 embauches. Avez-vous des difficultés à recruter ? Est-ce que le sujet du développement durable a également un impact dans ce domaine ?

Anne Rigail : Non, le secteur de l’aérien et la marque Air France continuent d’attirer les talents. Il y a une part de rêve dans le domaine du voyage, une notion de liberté, et c’est un secteur dans lequel on retrouve beaucoup de passionnés. À cela s’ajoutent le vaste réseau d’Air France et son modèle social, qui nous permettent par exemple d’attirer des pilotes travaillant dans d’autres compagnies. Nous en avons recruté 500 en 2023 et devrions atteindre le même chiffre en 2024. Ces profils qui viennent de l’extérieur nous apportent un regard neuf et enrichissant.
Lors des entretiens, et quel que soit le métier, certains candidats expriment en effet un questionnement sur l’impact de l’aérien. Nous leur donnons l’opportunité de participer à la solution, de relever le défi de décarboner notre activité.

Un voyage sur le long-courrier n’a plus rien à voir avec ceux du passé

F. L. : Face à cette pression écologiste, la publicité est-elle moins facile à faire ?

Anne Rigail : Nous sommes très attentifs à ne pas être dans l’incitation à un voyage futile. Nous sommes le plus transparent possible sur l’impact du voyage et proposons à nos clients d’acheter du carburant durable. Ces offres concernent à la fois les particuliers mais aussi nos clients corporate qui cherchent à réduire leur scope 3.

F. L. : L’avion c’est le plaisir de voler, qu’est-ce qui change dans le voyage en 2024 ?

Anne Rigail : Sans hésitation, le confort à bord. L’expérience de voyage a été totalement réinventée dans toutes les classes, avec un gros travail sur l’ergonomie des sièges, l’offre de divertissement et le Wi-Fi à bord. Sur long-courrier, les nouvelles cabines Business offrent des sièges se transformant en lit 100 % plat, avec plus d’intimité grâce à une porte coulissante.
Je n’oublie pas ce que nous avons toujours mis à l’honneur : la gastronomie française. Nous travaillons avec près de 20 chefs étoilés qui conçoivent les menus servis en Business et en Première au départ de Paris, et déployons progressivement ce service au départ de nos principales escales comme La Réunion, les Antilles ou le Canada. Dans toutes les classes, les repas servis à bord d’Air France doivent être une fête. C’est dans cet esprit que nous venons de confier pour la première fois la carte de notre cabine Premium Economy à un chef étoilé, avec Frédéric Simonin.

F. L. : Comment expliquer la bonne santé d’Air France-KLM en 2023 avec des ventes et des bénéfices qui s’envolent ?

Anne Rigail : Je crois que toutes les compagnies ont profité d’un appétit de voyage décuplé en 2023. Après la clientèle loisirs, qui est revenue très vite après la levée des confinements, les voyageurs d’affaires ont également retrouvé le chemin des avions.
C’est aussi le fruit du plan de transformation d’Air France lancé en 2019, et que nous avons accéléré pendant la crise. Nous avons déjà réalisé la moitié du chemin grâce au travail extraordinaire de l’ensemble des collaborateurs.

9 % de femmes pilotes. Deux fois plus que la moyenne mondiale

F. L. : Vous êtes la première femme dirigeante d’Air France. La compagnie se féminise-t-elle davantage ?

Anne Rigail : Les femmes représentent déjà 46 % de nos effectifs. Il nous faut continuer à favoriser les carrières féminines dans l’ensemble des métiers et au sein des organes de direction, qui comptent actuellement 30 % de femmes.
C’est un combat du quotidien, particulièrement en ce qui concerne les pilotes. Avec 9 % de femmes aux commandes de nos avions, nous sommes déjà au double de la moyenne mondiale, mais nous manquons de candidates faute d’un nombre suffisant de femmes ingénieures. Il nous faut également féminiser d’autres métiers considérés à tort comme masculins, comme ceux de la maintenance aéronautique. Or dans les classes de bacs pro, les femmes ne sont pas nombreuses. Les entreprises doivent aller convaincre les jeunes filles, et l’Éducation nationale doit se donner des objectifs. Certains pays vont beaucoup plus loin que nous comme la Roumanie ou l’Inde avec des taux de féminisation bien supérieurs aux nôtres car les filières scientifiques sont plus mixtes.
C’est une richesse pour les entreprises d’accroître ses taux. La motivation est très forte chez Air France de réussir ce challenge.

« Il nous faut également féminiser d’autres métiers considérés à tort comme masculins. »
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