« NOUS SOMMES OBLIGÉS DE NOUS RÉINVENTER BEAUCOUP PLUS RAPIDEMENT. »
Fabrice Lundy : En ce début d’année, votre métier a-t-il changé dans un contexte de hausse des prix des matières premières et de réduction des capacités de production ?
Thierry Fournier : Rappelons déjà que depuis 358 ans que nous existons, nous sommes confrontés à des changements plus ou moins brutaux, et que nous nous sommes adaptés en permanence : la Révolution française, deux guerres mondiales, les subprimes en 2008. Mais ce qui change depuis une quinzaine d’années, c’est la vitesse à laquelle cela intervient :
le Covid, les disruptions des chaînes d’approvisionnement mondiales, la guerre en Ukraine. Nous sommes donc obligés de nous réinventer beaucoup plus rapidement et plus fréquemment qu’avant, et nos équipes le font avec un engagement toujours renouvelé. Nous ne savons pas exactement à quoi nous attendre pour les années à venir, car l’incertitude – notamment géopolitique – est au plus haut. Mais je suis convaincu que nous avons l’humilité et l’agilité qu’il faut pour nous adapter en temps voulu.
Face à la hausse des prix, travailler sur le gain de productivité
F. L. : Cas concret, de quelle manière avez-vous répercuté la hausse des prix des matières premières?
T. F. : Notre réaction a été multiple.
D’abord sur les achats en tentant de limiter les hausses, en particulier via des contrats de couvertures énergétiques.
Ensuite sur nos coûts internes, pour absorber au mieux cette inflation importée.
Puis sur les prix, pour répercuter au marché le solde de l’inflation que nous n’avons pas pu absorber seuls, et ce, dans le but de préserver nos marges. Une entreprise qui n’est pas capable de répercuter au moins partiellement son inflation meurt. C’est aussi simple que ça :
vous ne générez pas assez de marge, vous ne pouvez plus investir. Nous n’avons pas restreint notre enveloppe d’investissements mais au lieu d’investir sur des nouvelles capacités dans les usines, nous avons misé sur plus de flexibilité et plus de performance pour améliorer notre productivité et baisser nos coûts, de façon à limiter nos hausses de prix que nos clients doivent à leur tour absorber et répercuter à leurs propres clients.
Pour les y aider, nous travaillons de concert avec nos clients et leurs instances professionnelles telles la CAPEB ou la FFB. Nous les informons en avance des hausses de prix à venir, nous leur garantissons des devis valables un mois, nous figeons les prix pour certains produits de base. L’inflation reste encore élevée en ce début d’année ; il faut continuer à faire des efforts soutenus.
F. L. : Réduire les coûts, par exemple en produisant en moins de jours?
T. F. : Exactement, nous accélérons les vitesses de ligne en diminuant les temps de production. Nous réduisons les pertes matières et les pertes de temps, nous augmentons nos disponibilités d’équipements, nous réduisons nos coûts fixes.
À ce titre, notre programme structurel World Class Manufacturing nous permet de maximiser notre performance.
Décarboner la construction
F. L. : Vous vous revendiquez « leader mondial de la construction durable ». À quel titre?
T. F. : Le monde fait face à trois challenges colossaux: le besoin de réduire d’urgence les émissions de CO2, la nécessité impérieuse de préserver les ressources naturelles de la planète, et l’urgence à répondre aux défis de la démographie mondiale. Ces trois challenges sont des opportunités pour Saint-Gobain qui possède des solutions innovantes, tant pour la construction neuve que pour la rénovation ainsi que pour l’industrie. Nous avons fait le calcul, 72 % du chiffre d’affaires du groupe est réalisé grâce à des solutions durables qui ont un impact positif sur l’environnement (en 2020), comme l’isolation ou les vitrages à contrôle solaire. En tant qu’industriel, nous sommes une petite source du problème des émissions de gaz à effet de serre. Nous nous efforçons donc de réduire notre impact environnemental au plus vite. Mais, grâce à nos offres, nous sommes surtout un acteur de poids de la solution au problème.
F. L. : De quelle manière y répondre ?
T. F. : D’abord notre raison d’être « making the world a better home », faire de ce monde une maison commune plus belle et plus durable, faire de ce monde un habitat meilleur. Elle nous guide au quotidien et permet aussi d’attirer les talents.
C’est aussi notre solidité financière.
Nous avons un bilan extrêmement solide et une capacité à lever des financements qui nous permettent d’absorber les chocs et d’œuvrer pour le futur.
Ce sont aussi nos principes de comportement et d’action qui nous apportent de l’agilité. Notre modèle de gouvernance est décentralisé, les centres de décision sont au plus proche des marchés et des clients.
Une première mondiale dans le verre plat bas-carbone
F. L. : Il y a aussi votre plan stratégique Growth & Impact. Quels en sont les axes?
T. F. : L’idée est de choisir nos batailles car nous ne pouvons pas tout faire. Être sélectif ça veut dire se positionner sur les marchés à plus forte croissance, là où les enjeux sociétaux sont encore plus importants, les pays émergents, les États-Unis qui sont aujourd’hui le premier pays en rentabilité pour le groupe, sans oublier aussi l’Europe de l’Est ou l’Asie du SudEst. Nous investissons dans des capacités supplémentaires, avec des acquisitions dans toutes ces zones géographiques.
Autre pilier important : on passe d’une approche de vente de produits – plaques d’isolation, mortier, verre plat – à la vente de solutions, pour apporter à nos clients des solutions innovantes.
Enfin, nous redoublons nos efforts pour innover plus vite et plus fort, en nous appuyant en particulier sur le digital et la data. Pour aller plus vite sur ces trois leviers de croissance, nous nous appuyons sur trois principes de travail en équipe : confiance, collaboration et responsabilisation, pour repositionner le pouvoir de décision au plus proche de nos clients.
F. L. : Dans le cadre de votre dernier plan stratégique, de quoi vous êtes-vous désengagés?
T. F. : Choisir nos batailles, cela a été aussi accepter de céder certaines activités moins rentables ou moins en ligne avec la stratégie générale du groupe. En France, cette revue de portefeuille a mené en particulier à la vente de Lapeyre l’année dernière, trop éloignée de notre cœur de métier en distribution focalisée sur les professionnels. Nous avons ainsi fait le choix de nous concentrer sur les 2 000 points de vente en France des enseignes comme Point P, la plateforme du bâtiment ou Cedeo, qui servent 370 000 professionnels.
« Une entreprise qui n’est pas capable de répercuter au moins partiellement son inflation meurt. »
F. L. : Justement, l’idée c’est de concentrer vos investissements en France sur le vitrage bas-carbone, comme Oraé®, un verre plat, commercialisé depuis cet automne après deux ans de recherche.
T. F. : Notre objectif est en effet de minimiser notre empreinte et maximiser notre impact. Avec Oraé®, nous mettons effectivement à la disposition de nos clients un verre contenant 40 % de CO2 en moins avec la même qualité, technique, optique, acoustique. Cette offre, lancée fin 2022, reçoit un accueil très positif du marché, notamment des promoteurs et des investisseurs. Ils savent très bien aussi que leurs investissements doivent être à la fois durables, mais aussi liquides au moment de la revente, pour éviter que leur bâtiment se déprécie.
Le meilleur produit en isolation reste la laine de verre
F. L. : On vient de parler du verre, quid de la plaque de plâtre ?
T. F. : Il faut en effet décarboner nos produits, mais également minimiser l’utilisation des ressources naturelles nécessaires à leur production. Le recyclage et le réemploi de matériaux de déconstruction sont deux leviers importants sur ce deuxième registre. À titre d’exemple, nous venons de lancer, en France, Placo® Infini 13, qui contient 50% de matériaux recyclés, une première mondiale. On arrivait jusqu’à présent à ne réincorporer qu’entre 20 et 25% de recyclat dans la fabrication.
F. L. : Croyez-vous aux matériaux biosourcés tels le lin ou le chanvre?
T. F. : Soyons clairs. Il y a un marché pour les produits biosourcés. Nous sommes nous-mêmes fabricants de produits isolants à base de laine de bois ou de textiles recyclés. Mais il faut veiller à ne pas faire d’amalgame entre biosourcé et écologique car ces produits contiennent beaucoup de produits chimiques et ne sont pas toujours recyclables. Il ne faut pas se leurrer, le meilleur matériau en isolation reste la laine de verre, en résistance au feu, en performance thermique, acoustique, en développement durable et en compétitivité et elle se recycle.
« Il ne faut pas confondre biosourcé et écologique car ces produits contiennent des produits chimiques. »
F. L. : L’innovation: défi fondamental dans les entreprises, spécialement pour vous. Un produit sur quatre vendus aujourd’hui par Saint-Gobain n’existait pas il y a cinq ans !
T. F. : Oui, mais ce n’est pas suffisant. Nous travaillons d’arrache-pied pour innover plus tôt sur nos valeurs, plus vite, c’est ce qu’on appelle le time to market (temps de mise sur le marché des nouveaux produits), pour raccourcir ce temps, et être au plus proche des clients finaux, en codéveloppant nos solutions avec des poseurs, des installateurs, les utilisateurs, et en augmentant encore notre capacité à détecter les opportunités et les besoins du marché.
Déconstruction et récupération, outils de souveraineté
F. L. : On évoquait le recyclage des déchets du bâtiment comme le plâtre… Vous participez à la filière Valobat. À quel moment pourrez-vous dire que vous avez réussi?
T. F. : Quand les boucles seront fermées avec du recyclage à 100 %. C’est une question d’amélioration permanente.
Nous sommes très avancés dans le verre plat et dans le gypse. Nous avons été pionniers avec Placo® qui est en effet le premier recycleur de plaques en France.
En 2022, nous avons recyclé près de 83 000 tonnes de plaques de plâtre. Nos usines sont équipées de trieurs de carton, de broyeurs, de séparateurs. Aujourd’hui, Valobat est un organisme qui a vocation à structurer toutes ces filières, dont celle du gypse et on espère bien qu’il va nous aider à accélérer.
En ce qui concerne le verre plat, nous avons déjà lancé le mouvement avec Saint-Gobain Recycling dans la mise en œuvre d’une filière de déconstruction et de récupération des verres de menuiserie ou des façades, en partenariat avec des PME. C’est un outil de souveraineté, de réduction des coûts, et de minimisation de l’empreinte environnementale. Dans l’isolation, chez Isover, nous investissons 11millions d’euros, sur un site à Chemillé dans le Maine-et-Loire, qui a vocation à recycler 15000 tonnes de laine de déconstruction en complément de notre Oxymelt d’Orange. Aujourd’hui, nos laines de verre intègrent déjà a minima 50% de verre recyclé. Notre objectif est de passer à 80% en moyenne d’ici à 2025.
« Un plan Marshall » de la rénovation thermique
F. L. : Une croissance à deux chiffres des ventes en 2022: à quoi est-ce dû? La rénovation thermique?
T. F. : Entre autres. La rénovation c’est deux tiers des ventes en Europe. Nous en sommes donc un acteur majeur.
F. L. : Votre directeur général, Benoit Bazin, plaide pour « un plan Marshall » de la rénovation thermique. Ça ne va pas assez vite?
T. F. : Non ça ne va pas assez vite, les moyens qui sont alloués sont insuffisants. Nous, on milite pour que MaPrimeRenov’ dotée de 2,5 milliards passe à 10 milliards. Quelques chiffres : 80% du parc bâti en 2050 existe déjà aujourd’hui.
Ça veut dire que la France, qui a déclaré vouloir être neutre en empreinte carbone, à cette période, va devoir rénover vite le parc actuel. Vous avez plusieurs façons de rénover. Soit de façon isolée avec une pompe à chaleur ou du double vitrage : c’est très bien mais c’est insuffisant. La meilleure façon de rénover, c’est le faire de manière globale, avec un projet qui intègre l’enveloppe du bâtiment, la ventilation et le système de chauffage.
Sinon, c’est comme si vous rouliez la climatisation à fond en voiture avec les vitres ouvertes.
Tout ceci ne pourra se faire aussi que si nous avons assez de bras. Nous devons collectivement réaliser 700 000 rénovations globales par an pour atteindre les objectifs affichés par le gouvernement, mais il manque 300 000 artisans en France pour cela.