Catégories

Reportage

PRENEZ LE MAQUIS CORSE !

Réalisé par Catherine Levesque-Lecointre

Photos Catherine Levesque-Lecointre

Cap sur le sentier littoral du désert des Agriates. Une immersion sensorielle hors du commun dans une zone préservée de toute urbanisation.

 

Je reconnaîtrais mon île les yeux fermés, rien qu’à l’odeur du maquis apportée par les flots… », disait Napoléon Bonaparte. « Enfant, lorsque je naviguais sur les ponts avec mon père marin, le parfum du maquis parvenait à mes narines avant même l’arrivée au port, se remémore Louis Azara, fondateur de Corsica Loisirs Aventure. On ne sent pas l’odeur de la mer, car le maquis prend le dessus. »

Et de pointer du doigt les pistachiers lentisques qui bordent l’entrée du sentier littoral que nous allons sillonner trois jours durant, depuis la plage de la Roya, à Saint-Florent. Nous quittons le port de plaisance adossé à l’ancienne citadelle génoise pour une immersion dans le maquis corse sans risquer de s’y perdre : protégé par le Conservatoire du littoral sur 37 kilomètres, ce linéaire borde le désert des Agriates, sous le cap Corse, de Saint-Florent à l’Ostriconi. Il n’a de désert que le nom puisqu’un maquis plus ou moins haut a recouvert cette ancienne zone de pacage exceptionnellement préservée de la pression immobilière. « Agriate » signifie d’ailleurs étymologiquement « terres cultivables ». Cette côte rocheuse est ponctuée de dunes et de plages de sable fin qui ne sont accessibles qu’en bateau ou à pied, hormis de rares pistes pour la plupart réservées aux 4 x 4.

L’immortelle, plante emblématique

Dès nos premiers pas, le parfum suave des cistes en fleurs envahit l’atmosphère. Les feuilles poisseuses de ces arbrisseaux émettent une gomme odorante utilisée en parfumerie. Des bourdons velus s’affairent dans cette profusion florale où se mêlent de hautes bruyères arborescentes et des romarins en fleur.

En cette belle matinée dominicale, de nombreux coureurs et promeneurs se croisent sur l’étroit sentier, bien balisé. Au fond du golfe se blottit le port de plaisance de Saint-Florent, surnommé le « petit Saint-Tropez corse ». Les premiers Helichrysum, la fameuse immortelle d’Italie, se dressent face à la mer au bout d’une heure de marche, au niveau du phare de Fornali. Lorsqu’on effleure leurs tiges argentées, leur forte odeur de curry persiste sur les doigts. Leurs capitules jaunes éclatent aux côtés des lavandes stoechas, dont les fleurs violettes évoquent des papillons.

Savez-vous que l’utilisation médicinale de la flore insulaire est une tradition ancestrale en Corse et que l’immortelle reste son emblème incontesté. Depuis les années soixante-dix, quelques professionnels structurés en syndicat de producteurs tirent parti de cette manne floristique en la transformant en huiles essentielles utilisées en aromathérapie, en pharmacie, en cosmétique, en parfumerie et en cuisine. Les baies de myrte, par exemple, sont macérées en une succulente liqueur et intégrées à des mélanges culinaires variés : thé, poivre, sel, herbes aromatiques, préparation pour cake, pain ou risotto…

Afin de pérenniser cette ressource menacée par les incendies répétés et la fermeture des milieux naturels, qui s’embroussaillent, la cueillette est réglementée pour 22 espèces répertoriées dans une charte.

Parmi elles, l’immortelle est celle qui se prête le mieux à la culture en plein champ. Soutien digestif, immunitaire, anti-inflammatoire et anti-hématomes puissant, soin anti-âge… ses bienfaits sont nombreux. La distillerie Mattei, célèbre pour son Cap Corse et reconnue Entreprise du patrimoine vivant (EPV), a même apporté dans l’un de ses gins une touche d’immortelle à l’arôme du genévrier.

VACHES ET POSIDONIES – Les vaches semi- sauvages font partie du paysage littoral des Agriates. © C. Levesque-Lecointre

Sur les banquettes de posidonies

C’est dans une minuscule crique que l’on ressent la première brise marine, face aux rochers de Sitiniu. Une douzaine de petits cours d’eau se fraient un chemin à travers l’Agriate et dessinent de surprenants deltas où les eaux brunes, freinées par les cordons sableux, se mêlent au camaïeu turquoise de la mer, comme c’est le cas à l’embouchure du Fiume Bughju. L’eau s’accumule en arrière et les derniers méandres baignent des marais plus ou moins saumâtres.

Un peu plus loin, le micro-estuaire de Fiume Santu est connecté à la mer de façon intermittente. Une zone humide bordée de tamaris est emprisonnée à l’arrière de la plage de sable blanc, qui attire oiseaux, insectes et amphibiens. En se déposant sur le rivage, les feuilles mortes des herbiers de posidonie s’accumulent sous forme de banquettes souples où nos pas s’enfoncent agréablement. Fragiles et menacées, ces prairies sous-marines endémiques à la Méditer- ranée limitent l’érosion et abritent une multitude d’organismes.

Ici, pas le choix, il faut passer à gué : les quelques randonneurs relèvent leur pantalon, chaussures à la main. Nous les imitons, perplexes quant au niveau de l’eau. Un rafraîchissement bienvenu à mi-cuisse ! Puis nous nous hissons de nouveau sur le sentier rocheux, la tour de la Mortella en ligne de mire. Le regard s’attarde sur les crêtes des montagnes, en arrière-plan. L’envie est grande de s’arrêter à chaque virage tant le panorama est grandiose sur le golfe de Saint-Florent… et la montée plus rude dans cette zone escarpée !

Saleccia, plage du tournage du Jour le plus long

L’arrivée à proximité de l’imposante tour de la Mortella appelle une pause un peu plus longue. Achevé en 1564, ce vestige témoigne, comme tant d’autres en Corse, de la période génoise. Elle assurait la dé- fense du golfe mais fut ruinée par les coups de canons anglais en 1794. Elle appartient désormais au Conservatoire du littoral, qui l’a consolidée. Quant au sémaphore, construit en 1862, il est l’un des rares en France à avoir conservé son mécanisme « Dupillon » d’origine, muni de bras articulés.

Anses paradisiaques

MAQUIS FLEURI – Le sentier littoral de l’Agriate est le plus long de Corse. Au printemps, cistes, orchidées et lavandes en fleurs abondent. © C. Levesque-Lecointre

À cette saison, de magnifiques orchidées sauvages aux fleurs sophistiquées s’épanouissent le long du sentier. Il nous faut dépasser un nouveau cap rocheux avant d’accéder à la très attendue plage du Lotu, considérée comme l’une des plus belles de l’île. Baignée d’eaux cristallines, cette lagune est très prisée des touristes l’été. Outre une piste, on peut y accéder d’avril à septembre par des navettes maritimes depuis Saint-Florent, en témoigne la présence d’un long ponton d’accostage et d’une paillote encore en sommeil.

Pour l’heure, nul baigneur sur l’étendue de sable blanc, mais… des vaches ! Louis Azara nous a mis en garde : « Il n’est pas rare d’en croiser sur le sentier et il convient de garder ses distances… Ces troupeaux semi-sauvages, certes pittoresques, défraient régulièrement la chronique en encornant des promeneurs imprudents. »

Aux senteurs du maquis succède ici et là l’odeur des bouses qui font le bon- heur des bien nommés « bousiers ». Il suffit de suivre les traces singulières qui sillonnent le sable pour tomber sur un couple de scarabées en train de rouler sa fameuse « pilule » d’excréments. Objectif de cet exercice digne de Sisyphe : entraîner la boule nourricière vers un terrier où la femelle pondra. Ce qui pour un humain reviendrait à pousser six bus à impériale remplis de passagers !

À la Punta di Curza, nous faisons face au cap Corse : à flanc de colline, l’ancienne carrière d’amiante de Canari a laissé de larges balafres grises bien visibles à l’œil nu. Cette mine alimenta la plus importante usine d’extraction d’amiante d’Europe de 1948 à 1965, faisant de cette industrie délétère l’activité la plus florissante de l’île à l’époque.

À nos pieds, la côte déchiquetée se découpe dans un maquis bas, couché par le vent. À ne pas confondre avec le fenouil, la férule dresse ses grandes ombelles jaunes sur l’horizon bleu. « La tige séchée de cette plante toxique servait à fabriquer de nombreux objets, nous explique Louis, notamment des bâtons dissuasifs à l’origine de l’expression “être sous la férule de quelqu’un”. »

TAPIS ROUGE – Les petites feuilles rouges de l’orpin à fleurs bleues, une petite plante grasse, rendent les dalles rocheuses très visibles dans le paysage. © C. Levesque-Lecointre

Concilier les différents usages

L’arrivée sur la plage de Saleccia est à couper le souffle. Sur plus d’un kilomètre, son sable blanc bordé de pins d’Alep servit de décor au film Le Jour le plus long, tourné en 1961, qui reconstitue le débarquement allié du 6 juin 1944 sur les plages… normandes.

Le long du marais de Padulella, un chemin mène à l’unique camping accessible avant celui de l’Ostriconi, qui marque la fin du sentier littoral. L’isolement est total et le chant des chardonnerets omniprésent dans cet environnement plus montagnard, même si le point culminant n’excède pas 500 m d’altitude. « Le Conservatoire du littoral a instauré l’été une écoredevance de stationnement, perçue à l’entrée de la piste qui mène à Saleccia, mais depuis qu’elle a été refaite, celle-ci est accessible à tous les véhicules », constate Johann Claude, responsable logistique chez Rando 4 x 4 Corse, chargé d’acheminer nos bagages et notre eau. De Saint-Florent, il faut compter une petite heure pour gagner Saleccia par la piste, estime le prestataire, mais entre Saleccia et Ghignu, l’étape suivante, c’est deux heures et demie ! »

L’hébergement de Ghignu s’avère plus spartiate, puisqu’il s’agit d’une di- zaine d’anciens « paillers », vestiges de l’activité agricole abandonnée dans les années 1950. Il faut donc être équipé, comme nous, de matelas, de sacs de couchage, d’eau potable et de vivres pour y passer la nuit. Johann Claude est parfois sollicité pour gérer la logistique d’accueil de groupes sur ce site enchanteur, qu’ils rejoignent en 4 x 4 et quittent le lendemain… par la mer.

Arrivé de bon matin en bateau avec ses collègues pour une réunion de chantier, Paul-Vincent Ferrandi, chef de service des espaces littoraux et terrestres à la collectivité de Corse, nous résume les étapes franchies depuis la large concertation locale qui a débouché en 2008 sur un projet de territoire. Labellisée par la Fondation de France, celle-ci s’est concrétisée par de nombreux aménagements pour gérer la desserte maritime, canaliser la circulation des véhicules, étendre le réseau de sentiers et mettre en valeur le petit patrimoine bâti comme c’est le cas à Ghignu. « Nous sommes en train de repenser les lieux pour qu’ils retrouvent leur philosophie d’origine, confie le gestionnaire en tenue grise. Le projet de territoire vise en effet à privilégier l’accès à l’Agriate par la randonnée. Certaines pistes sauvages ouvertes dans le maquis ont été « cicatrisées », des aires de stationnement réaménagées et le bloc sanitaire de Ghignu ont été remis en état pour ac- cueillir les marcheurs de passage tout en préservant le caractère sauvage du site. »

La création du Parc naturel marin du cap Corse et de l’Agriate, qui fête ses 10 ans l’an prochain, constitue un garde- fou supplémentaire à la gestion de cet espace littoral exceptionnel, très prisé des locaux bien que difficile d’accès.

Les plus hautes dunes de Corse

Anse double de Malfalcu, criques aux eaux translucides, roches empourprées par les orpins, falaises sableuses de Punta di Corbu… les 17 kilomètres de rivage insulaire, parfois raide, qui mènent aux portes de la Balagne se révèlent tout aussi enchanteurs le long d’une mer azur où nous ne croisons que deux baigneurs « descendus de la montagne par une piste ». Au détour du chemin, un taureau peu amène nous oblige à dévaler la pente pour l’éviter. Passée la magnifique baie d’Acciolu, le sentier s’orne de figuiers de Barbarie, grandes raquettes épineuses qui tranchent dans la végétation dense. Considéré comme une espèce envahissante, ce cactus est cultivé depuis 2019 par une pionnière, Anna-Livia Fanucchi. Avec les graines des figues, elle obtient une huile végétale très rare qui prévient le vieillissement cellulaire, et a créé sa propre marque pour valoriser la plante dans son entièreté.

Une fauvette sarde, dont le babil grinçant réveille régulièrement le maquis, daigne enfin montrer son plumage charbonneux et son œil rouge au sommet d’un oléastre, l’olivier sauvage. Cette espèce endémique ne se reproduit que sur quelques îles de Méditerranée occidentale… Le long de la plage de l’Ostriconi, les plus hautes dunes de Corse annoncent la fin du sentier littoral.

PORTE MARITIME – Entre la Citadelle et la place du Marché, le vieux port de Bastia est bordé d’immeubles anciens de style toscan et dominé par l’église Saint-Jean-Baptiste. © C. Levesque-Lecointre

Escale gourmande à Bastia

L’appétit aiguisé par trois jours de marche et de senteurs, il nous tarde de goûter les saveurs insulaires dans la capitale de Haute-Corse, Bastia. Sur les conseils de Louis, nous avisons une table en terrasse chez Huguette, sur le Vieux- Port, et jetons notre dévolu sur des spaghettis à la langouste du cap Corse, arro- sés d’un Columbu blanc à la fraîcheur impeccable. Pour le dessert, direction Raugi, le glacier historique de Bastia, qui sublime avec brio quelques produits locaux : citron, pomelo, clémentine corse bio ou canistrelli de Zilia.

Les épiceries de la ville regorgent de spécialités qui font la part belle à la prodigalité du maquis : baies de myrte déclinées en assaisonnement, en thé, en liqueur ou en eau-de-vie, miel des Agriates, thé à l’immortelle… En huile, en baume ou en savon, celle-ci a aussi sa place dans les rayons des pharmacies. Bien loin de l’épaisseur du maquis, le jardin Romieu offre une alternative citadine à la beauté farouche de l’Agriate. Posé sur la mer Tyrrhénienne, le regard est happé par les îles de l’archipel toscan : îles d’Elbe, de Monte- Cristo. À ces noms évocateurs, c’est un nouveau voyage qui commence.

EN PRATIQUE

D’avril à octobre, il est possible de se rendre sur les plages du Loto et de Saleccia en bateau-taxi depuis Saint-Florent, en quinze à vingt minutes (à partir de 20 €).

Partager cet article
Partager cet article

Vous pouvez retrouver l'intégralité de cet article dans la revue :

ECO KEYS #9

Commander sur Fnac Commander sur Amazon Commander sur Cultura

Cet article est un extrait, vous pouvez commander la Revue Eco Keys pour le retrouver en intégralité.

Temps de lecture : 9 mins