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Reportage

L’agroalimentaire dans le champ de l’innovation

Réalisé par Catherine Levesque-Lecointre

Des vendanges précoces en Champagne, des oliveraies dans le Sud-Ouest… Qu’il se traduise en menaces ou en opportunités, le dérèglement climatique questionne les pratiques agricoles. Exemples d’adaptations dans différentes filières françaises.

Depuis 2003, pas moins de sept vendanges ont commencé dès le mois d’août dans le vignoble champenois, apprend-on dans le moyen-métrage Savoir (re) faire, issu d’une collaboration entre la Maison Ruinart et Yann Arthus-Bertrand. Ce documentaire, qui pointe les conséquences du changement climatique dans la plus ancienne maison de champagne, présente la genèse d’une nouvelle cuvée représentative de l’évolution du profil aromatique du chardonnay, cépage emblématique du « blanc de blanc » : Blanc Singulier. Pour révéler les expressions aromatiques atypiques de ce cépage, liées à un mûrissement plus impétueux, tout en conservant la signature Ruinart, l’équipe a dû adapter son savoir-faire. Elle a créé un assemblage inédit qui associe 80 % de la récolte d’un millésime de vendanges précoces à 20 % de vins issus d’une réserve dédiée, commencée en 2016 et vieillie pour moitié en foudre de chêne. Au lieu de lisser les expressions avec un brut sans millésime, comme le veut la tradition champenoise, le parti pris est de tirer parti des années marquées par des extrêmes climatiques.

Le vignoble champenois, marqueur du changement climatique

« Les données du vignoble champenois constituent des marqueurs référents pour l’Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique, confirme Sébastien Debuisson, directeur qualité et développement durable au sein du comité Champagne. Force est de constater que le cycle de la vigne s’accélère : elle fleurit plus tôt et les vendanges sont plus précoces, la moyenne décennale est au 6 septembre aujourd’hui ; les vendanges d’août sont fréquentes, alors qu’elles se déroulaient entre le 20 et le 26 septembre, il y a une vingtaine d’années. Le fait de vendanger plus tôt, sous des températures plus chaudes, implique des départs en fermentation plus rapides et la nécessité d’une meilleure hygiène en cave. Le nombre de jours entre la floraison et les vendanges s’est réduit : nous sommes passés sur un cycle de 85 jours au lieu de 92. »

Si les gelées d’hiver ont disparu, les vignes sont en revanche plus exposées aux gels de printemps. Le premier point de bascule se situe à la fin des années 1990, avec le passage d’un climat frais à un climat tempéré et des rendements plus élevés. « La Champagne n’est plus la limite septentrionale du vignoble. Pour nous, c’est un gain et un saut qualitatif : nous avons plus de volumes et moins d’acidité. En revanche, les écarts se sont amplifiés : juillet 2020 fut le mois le plus sec jamais observé et juillet 2021 le plus humide. C’est ce chaos qui nous interpelle », poursuit-il.

Nouveaux cépages, nouvelles cuvées

De nouveaux cépages au cycle plus long sont évalués pour éviter les vendanges trop précoces. Les fleurs d’un cépage comme le chardonnay, par exemple, sont fécondées avec le pollen d’une variété présentant des qualités spécifiques et les plants issus de ces graines sont triés en fonction des gènes recherchés. « Dans le cadre du programme Cepinov, en collaboration avec la Bourgogne, plus de 400 variétés issues de l’hybridation croisée seront évaluées d’ici à la fin des années 2030 », explique Sébastien Debuisson.

Le Syndicat général des vignerons de Champagne a d’ores et déjà validé à titre expérimental l’adoption pour dix ans du cépage hybride Voltis, une variété naturellement résistante au mildiou et à l’oïdium, ainsi que la plantation de vignes semi-larges. Plus hautes, celles-ci se montrent moins sensibles aux gels de printemps et plus résistantes à la sécheresse. Pour la première fois, trois régions viticoles – Comité Champagne, Bureau interprofessionnel des vins de Bourgogne, Inter Beaujolais – se sont unies dans un projet baptisé Qanopée. Ce partenariat innovant s’appuie notamment sur une serre confinée de 4 500 m² située à Blancs-Coteaux, en Champagne, où seront multipliés de nouvelles variétés et porte-greffes issus de la recherche, résistants à la sécheresse ou aux maladies du feuillage.

Menace sur les oliveraies

Dans le chapitre qu’ils consacrent à la région Méditerranée, les experts du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) soulignent l’impact du réchauffement climatique sur la production d’olives et évoquent plusieurs scénarios. Dans le cas d’un réchauffement global de 1,5-2° C, la surface des champs d’olivier du nord de la Méditerranée pourrait diminuer de 21 %. Mais cela permettra une extension de leur culture vers le nord et à de plus hautes altitudes.

Une tendance que confirme l’étude de David Kaniewski, chercheur à l’université Toulouse III-Paul Sabatier : « On assiste déjà à une réduction de la fructification en France de l’ordre de 40 % depuis deux, trois ans. L’oléiculture actuelle dans l’Hérault pourrait se déplacer vers l’Aude et la région toulousaine. Il faudra sans doute utiliser des cultivars [nouvelles variétés, ndlr] différents plus adaptés à la sécheresse. Ils n’auront pas les mêmes rendements ou la même qualité gustative. »

« Notre filière est moins affectée qu’en Andalousie et au Maroc, relativise Hélène Lasserre, directrice du pôle Conservation & Recherche chez France Olive. Les températures trop chaudes ne nous concernent pas encore, mais nous sommes victimes du stress hydrique et de gels printaniers certaines années. »

Un constat préjudiciable pour les cultures en sec (non irriguées), majoritaires en France à 68 %, qui ne bénéficient plus des pluies de printemps et d’août. « S’il ne pleut pas au printemps, l’olivier végète, car il ne s’alimente plus, explique la spécialiste. Certaines fleurs sont malformées, ce qui perturbe la formation du fruit. Or, de nombreuses cultures sont dépourvues d’irrigation, comme c’est le cas dans le Gard, dans le Var ou les Alpes-Maritimes. »

Des olives en Normandie

Malgré plus de plantations, la production n’augmente plus en France, et de nouveaux territoires oléicoles se développent en Ariège, Tarn, Gers, Haute-Garonne, Gironde, Charente, voire… en Normandie ! « On assiste à une nomadisation de notre culture vers des aires plus septentrionales, se résigne Hélène Lasserre, alors que la limite se situait auparavant à la Drôme et à l’Ardèche. Le souci, lorsqu’on me sollicite pour des conseils, c’est que je n’ai aucune antériorité dans ces régions ! C’est perturbant pour la filière. J’instaure donc des formations pour avoir des relais dans ces nouvelles aires de production, ainsi que des parcelles d’observation. »

L’air plus humide de ces zones génère une nouvelle pression sanitaire et des maladies des feuilles. Un coup de gel peut détruire l’extrémité des rameaux, voire de jeunes plants, comme ce fut le cas en janvier dernier sur une nouvelle plantation en Gironde. « Nous sommes face à une perte de repères et à de nombreuses problématiques qui nous obligent à une hypervigilance », conclut Hélène Lasserre, qui mise sur la connaissance et sur un meilleur accompagnement des oléiculteurs dans leurs pratiques. Je me replonge dans des livres publiés, il y a 400 ans, en quête d’informations qu’on aurait pu oublier ! »

Autre levier, le travail sur des porte-greffes adaptés au manque d’eau à travers le projet HybridRoots, mené depuis un an par Guillaume Besnard, chercheur au CRNS, dans le cadre du programme européen Gen4Olive. « Ils sont issus du croisement entre des cultivars et l’olivier de Laperrine, qui pousse dans le Sahara, résume Hélène Lasserre. Une fois, nos variétés françaises greffées, nous observerons leur comportement en régime pluvial. »

Et de souligner la multitude des variétés d’olives françaises. « Avec plus de 100 variétés répertoriées, notre biodiversité oléicole représente à elle seule plus de 10 % du patrimoine mondial, s’enthousiasme-t-elle. Les vergers monovariétaux sont donc à proscrire au profit d’une biodiversité résistante aux aléas climatiques et optimum pour la pollinisation. »


Arnaud Bardon Debats, Bonduelle

Des petits pois au bord de la mer

Chez Bonduelle, la production de petits pois dans les Hauts-de-France s’est, quant à elle, excentrée vers la Côte d’Opale. « Entre 2010 et 2018, nous avons constaté que nos rendements étaient toujours en dessous de la moyenne, raconte Arnaud Bardon Debats, directeur de la performance agronomique pour le groupe. Nous avons donc cherché à comprendre quels étaient les éléments climatiques défavorables avec un premier outil, par petites régions. Puis Axa Climate nous a proposé une étude permettant de croiser nos données avec les leurs. Nous avons pu confirmer nos intuitions et établir des lieux où nous nous exposions le moins pour atteindre les rendements attendus dans la région. »

Mais la culture du petit pois fait face à un nouvel ennemi : le surcroît de pluies au printemps, période habituelle du semis. « Si l’on sème au-delà de mi-mai, la plante ne supporte pas les chaleurs de l’été. Nous étudions donc d’autres périodes de semis possibles, sans risque de gel qui détruit les plantules, et nous explorons les semis d’automne. »

Une AgTech de prospective climatique efficiente

Cette collaboration a donné naissance à un outil de prospective climatique pour toutes les espèces végétales, présenté au dernier Salon de l’Agriculture. En croisant une expertise agronomique avec les dernières modélisations climatiques du GIEC, ce logiciel nommé « Altitude Agriculture » fournit aux entreprises et coopératives des projections de perte de rendement qui intègrent par exemple les spécificités du sol de la parcelle, une évaluation de l’impact de cette perte en termes financiers, des propositions de stratégie d’adaptation et l’identification des rotations de cultures les plus adaptées.

Cette « AgTech » a par exemple conclu que l’on pouvait faire des essais sur le maïs sucré au nord de Paris, alors que sa culture était jusqu’alors cantonnée dans le Sud-Ouest.
« Grâce à ce logiciel, nous parvenons à donner des éléments précis à nos sélectionneurs, se réjouit Arnaud Bardon Debats, par exemple la résistance au manque d’eau.» « Ainsi nous pourrons adapter nos gammes variétales en une dizaine d’années. Il y a de nombreuses perspectives pour ne pas subir le changement climatique à 100 % », rassure-t-il.


Dominique Tristant, AgroParisTech

Le champ des possibles

Dans ce contexte de bouleversements et d’inconnues, les étudiants en agronomie sont-ils suffisamment formés ? « La ferme expérimentale d’AgroParisTech a investi le champ de l’innovation agricole depuis de longues années, argue Dominique Tristant, directeur pendant dix-sept ans de la ferme expérimentale d’AgroParisTech de Grignon (Yvelines). Cette structure est proche d’une ferme économique classique et 91 % des contrats de recherche sont privés, voire internationaux. Les étudiants sont aussi formés dans d’autres fermes dans le cadre de leurs stages. Forts de quelques success-stories sur des solutions innovantes, nous nous sommes rendu compte que nous avions une activité d’incubation informelle grâce aux idées d’ingénieurs testées sur notre ferme. De là est né Farm’InnLab, un laboratoire d’idées où peuvent se retrouver les porteurs de projets, et pas seulement sur la tech, mais sur le machinisme, le végétal, l’organisation, les bioénergies… »

C’est au sein du ce tiers-lieu qu’est née la PME Nénufar, qui propose la valorisation du biogaz produit dans des fosses à lisier.

Alors que les grandes écoles du supérieur forment par le prisme de la recherche aux dépens de l’entreprise, nourrir l’enseignement d’exemples issus du Farm’InnLab constitue un plus. « Il nous fournit d’excellentes études de cas pour alimenter les cours et donner envie d’entreprendre », estime Dominique Tristant.

Au sein de la ferme de Grignon, la plateforme expérimentale Trajectoire a été lancée en 2017 avec un financement public-privé. Cette expérimentation est effectuée sur une parcelle de 10 hectares pour une durée minimale de cinq ans. Des équipements spécifiques sont notamment utilisés pour quantifier les flux de nitrates et de matières actives, lessivés vers la nappe, ainsi que les émissions de gaz à effet de serre du sol.

« Très instrumentée et mesurée, elle permet d’objectiver ce qui se passe sur sept systèmes de culture et d’y intégrer des innovations au fil de nos apprentissages , précise Dominique Tristant. C’est très enrichissant en termes d’enseignement. En outre, le champ de l’innovation est un excellent vecteur pour communiquer auprès du grand public. Notre secteur bouge plus qu’on ne le pense. »

D’où la création, en 2022, de la Journée de l’innovation agricole, qui se déroule tous les deux ans sur le site de la ferme. « Ce format convient aux start-up qui présentent leurs innovations in situ, loin des grands salons, trop coûteux. » Cette année, la manifestation accueillait parallèlement une étape du concours Make It Agri, qui récompense trois projets réalisés par des équipes d’étudiants. De jeunes pousses porteuses d’espoir dans un avenir incertain.

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