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Reportage

La dernière forêt primaire d’europe

Réalisé par CATHERINE LEVESQUE-LECOINTRE

Photos CATHERINE LEVESQUE-LECOINTRE

Dernière forêt primaire de plaine d’Europe, Białowieża est inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1979 et abrite la plus grande population de bisons d’Europe, des loups, des lynx et des arbres millénaires… Situé à la frontière biélorusse, le parc national est interdit d’accès depuis la crise migratoire et menacé par la construction d’un mur anti migrants.

C’est une forêt légendaire dont tout naturaliste rêve de fouler le sol un jour.
Le dernier bastion de forêt primaire de plaine d’Europe est une relique de l’ère postglaciaire du massif qui s’étendait de la Pologne à l’Oural russe. Un parc national protège depuis un siècle une partie de ce haut lieu naturel, soit 163 000 hectares à cheval entre la Pologne et la Biélorussie 1, dont 6 500 ha en protection stricte, réservés aux scientifiques.

« Cette forêt nous faisait rêver. Nous sommes tombés sous son charme bien qu’habitués à une nature déjà sauvage », confi e Pierre Chatagnon, naturaliste et photographe, membre de l’Association Francis Hallé pour la forêt primaire (voir encadré), qui a séjourné deux fois à Białowieża en 2019, avec sa compagne, elle aussi photographe. « À peine descendus de la voiture, ce fut un choc immédiat de beauté et de contrastes, avec des odeurs multipliées par dix. Tout est plus grand, plus beau, plus sonore ! Pas besoin d’être écologue pour y être sensible. La structure tridimensionnelle de la forêt est parfaite, avec des arbres très hauts, une canopée fermée dès que les feuilles repoussent, des rivières sauvages, beaucoup de zones humides, de castors et une profusion de champignons. En outre, les grands prédateurs sont présents (loup, lynx…) et plus faciles à observer. Si les grands ongulés sont nombreux également, ils sont en revanche sur le qui-vive, justement à cause des prédateurs. »

Białowieża est surtout célèbre pour ses bisons d’Europe, réintroduits en 1929, dix ans après leur disparition. Le massif en compterait 700 individus (dont 460 sur le district forestier de Białowieża), soit 10 % de la population européenne. « Le bison d’Europe, c’est une tonne qui se déplace dans un silence total, s’enthousiasme Pierre Chatagnon, et qui décide de se laisser approcher… ou pas ! »

Un drame humain et écologique

Impossible, depuis la crise migratoire, de franchir les portes de l’imposant portail qui marque l’entrée du parc national, où la visite s’effectue habituellement en présence d’un guide. « L’état d’urgence a été prolongé de trois mois, regrette Pierre Chatagnon, qui tente en vain de retourner sur place, et la présence des militaires perturbe le passage des animaux, qui se blessent parfois dans les barbelés installés sur la zone frontalière. »

La construction en cours d’un mur de 180 kilomètres de longueur et de cinq mètres de hauteur va avoir des conséquences désastreuses, qui s’ajouteront aux dégâts déjà occasionnés par le passage de véhicules lourds et l’installation d’une centrale à béton pour le chantier.
Des locaux, dont l’activité économique repose sur la forêt, ont lancé une pétition début janvier, mais l’Europe n’exprime aucune réaction face au double drame, humain et écologique, qui se joue. Ces dernières années, deux visions s’affrontaient déjà dans ce temple de la naturalité : une vision économique, avec des « coupes sanitaires » qui constituent une manne financière non négligeable pour l’État ; et une vision écologique, à travers la résistance des activistes réunis autour de l’association Dzika Polska. En mars 2016, le nouveau ministre polonais de l’Environnement, ouvertement opposé aux écologistes, et l’administration forestière, proche du pouvoir, avaient modifié le plan décennal de gestion forestière en multipliant par quatre les volumes à prélever, dont une forte proportion dans les zones les plus anciennes de la forêt, avec pour prétexte la lutte contre le scolyte de l’épicéa. Or, le développement de cet insecte xylophage est naturellement régulé par l’écosystème forestier. « Sur le parc, moins de 4 % des épicéas ont été touchés par le scolyte grâce à la pluralité des espèces présentes, confirme Pierre Chatagnon, c’est un écosystème fonctionnel et donc résilient. »

Un répit en trompe-l’œil ?

On estime que 200 000 arbres ont été abattus en 2017, pour moitié multi centenaires, en dépit de l’occupation des lieux et des actions de blocages, parfois durement réprimées.

En novembre 2017, la Cour de justice de l’Union européenne a rendu son jugement en référé et condamné la Pologne à une astreinte d’au moins 100 000 euros par jour si elle ne cessait pas immédiatement les coupes.

Mais au printemps dernier, une nouvelle autorisation d’exploitation a été donnée pour des coupes automnales de chênes âgés en limite nord-ouest de la forêt. En octobre, suite à une action en justice des ONG, le tribunal de Varsovie a interdit d’abattre des arbres de plus d’un siècle dans le district forestier de Białowieża. « Mais la pression s’exerce désormais sur d’autres très vieilles forêts de Pologne, moins médiatiques, s’inquiète Pierre Chatagnon, et Białowieża est ainsi l’arbre qui cache la forêt. »

Jean-Claude Génot : « Białowieża n’est plus une forêt primaire. »

Ingénieur écologue, Jean-Claude Génot, est l’auteur de plusieurs ouvrages sur notre rapport au sauvage. Rédacteur en chef de Naturalité, le bulletin de l’association Forêts Sauvages, il nous confi e son point de vue sur le projet du botaniste Francis Hallé : favoriser le retour d’une forêt primaire en France.

C. L.L. : Forêt primaire, primitive, sauvage…
Vous vous montrez vigilant quant à la définition d’une forêt en libre évolution.
Dans le cas de Białowieża, quel qualificatif vous paraît le plus approprié ?

Jean-Claude Génot : Białowieża n’est plus une forêt primaire, c’est-à-dire identique à celle qu’elle fut, il y a des milliers d’années. Sa faune a été réduite et sa flore modifiée par les herbivores, dont les densités ont été augmentées pour la chasse.
De plus, les bisons ont longtemps été nourris par l’homme… Je dirais que c’est une forêt à haut degré de naturalité ou une vieille forêt.

C. L.L. : Quelle différence avec les zones de «wilderness» qui ont le vent en poupe ?

J.-C. G. : Le terme wilderness, d’origine américaine, n’a pas d’équivalent satisfaisant en français, mais on pourrait le traduire par « étendues sauvages non perturbées par l’Homme ». En Europe, très peu de zones (à l’exception du nord de la Scandinavie et des Carpates roumaines et ukrainiennes) correspondent aux aires de wilderness des États-Unis à cause de leurs surfaces plus modestes et de leur héritage anthropique.

C. L.L. : Nous avons très peu de surfaces forestières intégralement protégées en France. Lesquelles sont dignes d’intérêt d’un point de vue écologique ?

J.-C. G. : En 2020, on dénombrait 21868ha de forêts en réserves biologiques intégrales, soit 1,2% des forêts domaniales et 0,13% des forêts françaises métropolitaines.
Beaucoup de ces forêts ont été exploitées comme c’est le cas dans la plus grande réserve biologique intégrale (3000ha) située dans le Parc national des forêts. Les vieilles forêts les plus intéressantes sont aujourd’hui dans les Pyrénées. Sans oublier les plus vieilles forêts en réserves biologiques intégrales à Fontainebleau.

C. L.L. : Peut-on dire, comme l’affirment certains écologistes, qu’on n’a jamais eu autant d’arbres en Europe et aussi peu de forêts ?

J.-C. G. : Beaucoup de forêts européennes feuillues ont été remplacées depuis le XIXe siècle par des plantations de conifères, souvent exotiques, exploitées de façon industrielle à des diamètres standards, excluant ainsi les stades âgés.
Cela a réduit fortement leur diversité biologique. On ne peut plus appeler cela des forêts mais des champs d’arbres.

C. L.L. : Après la publication d’un manifeste fondateur dans Le Monde1 pour redonner «une place au vivant », une coordination «Libre Évolution » est née. Quelle position défendez-vous ?

J.-C. G. : C’est l’association Animal Cross qui a pris l’initiative de créer cette coordination en 2020, à laquelle ont répondu l’Aspas, Forêts Sauvages et l’Association Francis Hallé pour la forêt primaire. L’objectif est d’obtenir 10% du territoire sans intervention humaine d’ici à 2030. Cet objectif est entériné pour 2020-2030 dans la stratégie biodiversité de la France sous la forme d’une protection forte et de l’Union européenne sous la forme d’une protection stricte.

C. L.L. : Comment percevez-vous le projet de l’Association Francis Hallé pour la forêt primaire (voir encadré), vous qui avez participé au voyage d’étude dans le Parc naturel régional des Vosges du Nord ?

J.-C. G. : Dans les Vosges du Nord, la délégation a rencontré divers acteurs de la forêt publique et privée, dont l’ONF, Pro Silva, le Parc naturel régional des Vosges du Nord, ainsi que certains partenaires côté allemand. Pour sa mise en œuvre, un tel projet devra réunir certaines conditions telles qu’une décision politique au plus haut niveau et en transfrontalier, une approbation des usagers et des acteurs locaux et l’élargissement de cette idée vers un projet de territoire qui apporte des garanties aux habitants.

1 « Arrêtons de vouloir maîtriser et exploiter la totalité des espaces et des écosystèmes », Le Monde, 8 décembre 2020.

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