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Entretien

Jean François Rial, PDG de Voyageurs du Monde

Propos recueillis par FABRICE LUNDY

Photos Olivier Romano

Rencontre avec un passionné de voyages, un homme engagé et un véritable sage. Patron charismatique de Voyageurs du Monde, Jean-François Rial a, en trente ans ans, propulsé son groupe coté parmi les acteurs incontournables du tourisme.
L’amoureux du Cantal, âgé de 58 ans, possède également les marques Comptoir des Voyages, Allibert Trekking, Terres d’Aventure et il a été nommé président de l’Office du Tourisme de Paris.
Professionnel reconnu dans un secteur particulièrement ébranlé par la pandémie, Jean-François Rial est convaincu que le voyage, demain, sera plus écologique.
Entretien avec un patron engagé dans de multiples projets au profit des plus démunis, qui considère que l’entreprise doit faire du profit pour mieux le redistribuer.

Jean François Rial :  PDG de Voyageurs du Monde

Fabrice Lundy : Le tourisme a été sérieusement impacté depuis le début de la pandémie, que va-t-il rester de cette crise ?

Jean-François Rial : À mon avis, pas grand-chose ! À court terme, les consommateurs vont se comporter de la même manière. Sans compter que la privation de voyager a été telle qu’ils vont vouloir se rattraper.
À moyen et long termes, il faudra adapter l’offre pour la rendre plus écologique, parce que le Covid a augmenté la prise de conscience écologique chez les clients.

F. L. : Donc le consommateur ne va pas du tout changer ?

J.-F. R. : Il changera peut-être à long terme, probablement contraint, mais il a une attitude schizophrénique – il se dit écolo – mais il veut continuer à vouloir voyager comme avant. Cela signifie que nous, entrepreneurs du secteur, devons tirer plusieurs enseignements de la crise.
Par exemple, considérer que l’on ne peut pas fonctionner sans fonds propres. À Voyageurs du Monde, nous avons traversé la crise de façon relativement sereine, car on n’avait pas de dettes et on disposait de trésorerie. Fonctionner sans réserve, dans un métier à forte croissance, c’est vraiment s’exposer. Cela a marqué les esprits et les plus fragiles donneront l’impression de s’en sortir maisce ne sera pas le cas, car ils seront rachetés.

Un autre enseignement est lié à l’entrepreunariat : il faut vraiment être agile et accepter l’impermanence. Rien n’est jamais acquis. Moi j’ai vécu la période la plus passionnante et la plus épouvantable de ma vie, je n’ai jamais autant travaillé de ma vie, cela n’a jamais été aussi difficile, mais c’était passionnant.

F. L. : Le tourisme est souvent considéré comme une activité « polluante ».
Est-ce que cela va évoluer ?

J.-F. R. : Il n’a strictement aucun choix s’il ne devient pas durable, c’est-à-dire compatible avec les Accords du climat de Paris, et même au-delà, sur des sujets comme l’artificialisation des sols, la biodiversité, le respect des populations locales. Le tourisme est contraint pour plusieurs raisons.

La première c’est ce que les collaborateurs ne l’accepteront pas, et on ne pourra plus recruter. Il y a déjà des entreprises dans certains secteurs qui y sont confrontées, des entreprises qui étaient perçues par les plus brillants diplômés comme des fleurons et le graal à atteindre. Elles rencontrent des difficultés aujourd’hui à recruter. Aujourd’hui, si moi je recrute facilement, c’est parce que je propose des valeurs.

Autre raison : les actionnaires, les fonds, les assureurs ont la pression. Ils sont davantage demandeurs d’écologie que la moyenne normale.

Troisièmement, évidemment les consommateurs.

Quatrièmement, les réseaux sociaux qui peuvent vous laminer. Le greenwashing ça ne marche pas, ça se voit. Quand on n’est pas sincère, ça se voit.

F. L. : Que fait Voyageurs du Monde en la matière ?

J.-F. R. : Nous sommes au-delà des objectifs des Accords sur le climat (réduction de 50% des émissions de CO2 en 2030, et 100% en 2050) puisque nous sommes déjà à 100%, et on ira même au-delà – 120, 130, 140%. De même pour le respect de la biodiversité et la gestion des ressources : Voyageurs du Monde plante par exemple trois millions d’arbres par an pour absorber les émissions de CO2 de ses déplacements en avion. Un vol Paris-New York représente deux tonnes et demie de CO2, soit cinq arbres.

F. L. : Les compagnies aériennes s’engagent-elles aussi ?

J.-F. R. : Air France a décidé de se mettre dans le cadre des Accords de Paris, c’est la première compagnie. Jusqu’à présent, les compagnies aériennes disaient: « Regardez comme on est formidables, on va réduire de 20%. » Ce n’est pas assez, et pour autant l’avion n’est pas plus responsable des émissions de gaz à effet de serre que les autres industries.

Le problème c’est qu’on fait des procès à l’avion et à la viande alors qu’en fait c’est inutile. L’aérien est un des rares secteurs qui n’est pas capable de se conformer aux objectifs des Accords de Paris dans les délais impartis.

Il faut lui donner des droits spéciaux qui sont l’absorption, et donc du temps. Je trouve que ceux qui mettent systématiquement en avant l’électricité, qui elle aussi est carbonée, manquent de crédibilité. Et au contraire, ceux qui disent « circulez il n’y a rien à voir », comme dans mon secteur, manquent aussi de crédibilité.

Il y a dix ans, on me prenait pour un ayatollah. Depuis deux ou trois ans, plus du tout !

F. L. : Ceux qui ont culpabilisé les voyageurs en avion sont-ils irresponsables ?

J.-F. R. : Greta Tumberg a globalement raison sur le fond. En revanche, stigmatiser spécifiquement l’avion me paraît injustifié. Et ceux qui se servent d’elle pour ne rien faire, ont encore plus tort qu’elle.

F. L. : Alors quelle mobilité privilégier à terme pour voyager ?

J.-F. R. : On voyagera comme avant. Peutêtre en utilisant le train sur les distances courtes, lorsque l’électricité est décarbonée, mais attention aller en train à Varsovie, dans un pays qui recourt massivement au charbon, c’est idiot. Vous émettez plus de CO2 qu’avec Air France.

Nous allons probablement être capables assez rapidement de décarboner l’avion sur des distances courtes, avec les biocarburants dernière génération, grâce à l’arrivée des avions à hydrogène. Mais c’est plus compliqué sur le long-courrier, qui représente à peu près la moitié des émissions. En gros le long-courrier, c’est 15% des vols et 50% des émissions.

F. L. : Faudrait-il une contribution carbone ?

J.-F. R. : J’y suis totalement favorable. Cela serait une taxe carbone en fonction du nombre de tonnes émises sur le long-courrier qui alimenterait un fonds qui ferait de l’absorption.

Surtout pas pour alimenter le budget des États, ça ne servirait à rien.

F. L. : Le tourisme de masse est-il terminé ou pas ?

J.-F. R. : Je ne crois pas. C’est ce que tout le monde raconte, moi je n’y crois pas du tout. Ce n’est pas la fin du tourisme et ce n’est pas la fin du tourisme de masse, même si je suis convaincu qu’il va devoir évoluer. Non seulement il génère des problèmes écologiques mais également des problèmes avec les habitants. Il y a actuellement un discours qui consiste à dire que le tourisme de masse est destiné à ceux qui n’ont pas d’argent. Supprimer le tourisme de masse serait élitiste et pénaliserait les plus pauvres. Je suis en contestation totale avec cela. Quand Jacques Maillot lançait ses vols charters, il ne faisait pas du tourisme de masse, il faisait du tourisme populaire et accessible. Je pense qu’il faut faire du tourisme populaire qui ne soit pas du tourisme de masse, et c’est possible. Comment ? En évitant de mettre tous les hôtels au même endroit et au même moment. Il faut répartir ça plus intelligemment.

F. L. : Faut-il interdire l’accès de certains sites au plus grand nombre comme Dubrovnik, Venise ou Paris ?

J.-F. R. : Oui ! Les quartiers du centre de Paris vont devoir respecter des quotas entre, ce que j’appelle l’hébergement marchand, et l’hébergement pour les habitants. Je ne suis pas opposé à Airbnb de façon dogmatique, je suis contre Airbnb dans Paris IVe , parce qu’il y a beaucoup trop d’Airbnb, et également des hôtels.
C’est une question d’équilibre. En revanche, avoir recours à Airbnb à Montreuil ou dans le XIIIe pourquoi pas. Je pense qu’il faut répartir les touristes le mieux possible, dans le temps et dans l’espace. Il y a 20 ans, on envoyait 90 % de nos clients aux US, sur la côte Ouest dans les parcs américains ou à New York.
Aujourd’hui, le nombre de clients est multiplié par cinq, et les clients qui vont dans ces zones ne sont plus que le tiers. On est arrivé à envoyer les voyageurs dans des zones différentes : dans l’Ohio, dans le Wyoming, etc. Donc la pédagogie fonctionne. Ce que je dis, c’est qu’on n’a pas besoin de nous pour expliquer le Louvre, la tour Eiffel, Notre-Dame. En revanche, on a besoin de nous pour expliquer une carte alternative du XIXe arrondissement, ce qui se passe de nouveau dans le XIVe, dans le Grand Paris, etc.

F. L. : Le voyage sera-t-il de plus en plus individuel, sur mesure et écolo ?

J.-F. R. : Ce qui va dominer demain, c’est le voyage en individuel. Les destinations paraissent plus proches, mieux équipées sur le plan des infrastructures, connectées à Internet, avec une barrière à la langue qui devient de plus en plus faible.
Toutes les conditions sont réunies pour pousser le voyage individuel au détriment du voyage en groupe.
Même les Chinois choisissent le tourisme individuel parce qu’il offre une plus grande souplesse, une plus grande liberté. Cela n’empêche pas de recourir à Internet, ou à des intermédiaires comme Voyageurs du Monde quand vous souhaitez bénéficier d’un niveau de conseils et de services extrêmement élevé. Donc forcément à long terme, tout ira vers le tourisme individuel écologique, c’est nécessaire.

F. L. : Vous avez démarré votre carrière comme analyste des risques financiers, qu’est-ce qui vous reste de ce passé dans votre business dans le tourisme ?

J.-F. R. : Aujourd’hui, je suis un peu un homme hybride à la tête de Voyageurs du Monde, à la fois un être très émotionnel, très orienté vers l’esthétisme, vers le voyage «vrai», le beau, l’authenticité… Je considère que vendre des voyages, c’est vendre une expérience qui doit être la plus proche possible de la vérité. Mais en même temps une entreprise du voyage est une entreprise qui gère des milliers de détails, c’est ce qui en fait sa complexité. Pour cela, il faut mettre en place des process intelligents, et là les mathématiques m’ont énormément aidé. Quand on est spécialiste par destinations, et même par régions, c’est compliqué de distribuer tout cela et de l’optimiser. L’un des succès de Voyageurs du Monde, c’est l’utilisation des mathématiques et c’est le lien entre mes études, Fininfo que j’ai dirigé dix ans, et Voyageurs du Monde que je dirige depuis trente ans.

F. L. : Vous avez été nommé à la tête de l’Office du Tourisme de Paris. Quel est votre plan de bataille pour la capitale ?

J.-F. R. : Un office du tourisme doit faire en sorte que l’expérience que vit son visiteur soit optimale. Donc mener des campagnes de communication c’est bien, mais satisfaire le client qui vient, c’est encore plus important. La première des choses est d’améliorer la qualité des services. Par exemple, multiplier le nombre de toilettes disponibles dans la capitale pour les touristes : qu’elles soient propres et bien entretenues. La deuxième chose est de rendre le tourisme le plus écologique possible. Il faut développer le transport sur la Seine, avec un maximum de solutions, type vaporetto à la vénitienne, spécialement électrique. Et bien sûr, dépasser toutes les contraintes administratives qui jusqu’à présent nous ont empêchés de construire des appontements ou de limiter la vitesse sur la Seine. La troisième chose, c’est d’éviter les points de surtourisme dans la capitale avec dans l’espace et dans le temps une concentration trop forte. Il faut pousser hors des sentiers battus, ailleurs, dans la grande couronne ; et étendre les horaires, en particulier des musées nationaux, et des musées de la capitale.

La dernière chose que je souhaiterais faire, c’est rendre globalement Paris beau, car cette ville s’est transformée, elle a subi des chocs : il faut diminuer la pollution visuelle sur les pistes cyclables, sur la signalétique, sur le mobilier urbain, mieux gérer les travaux, cesser cette végétalisation artificielle dans les sols qui n’est pas adaptée.

F. L. : Au-delà du tourisme, quel regard portez-vous sur ce que doit faire un chef d’entreprise ? Comment conjuguer business et éco à impact ?

J.-F. R. : Une entreprise se doit d’abord de faire du profit : si elle ne dégage pas des bénéfices, elle ne vit pas, elle ne peut pas rémunérer correctement ses salariés, elle ne peut pas investir. Le profit c’est la base, c’est la condition nécessaire de tout. On peut donc concilier éthique et profit. Avoir pour seul objectif le profit n’est pas très satisfaisant : c’est négliger les aspects écologiques, sociaux et humains, et prendre le risque de très mauvais retours, tels que ceux qu’on abordait précédemment, émanant des collaborateurs, des actionnaires, des clients et des réseaux sociaux.

On voit aujourd’hui les conséquences importantes sur les entreprises qui utilisent les esclaves ouïgours en Chine pour fabriquer leurs produits – ce qu’a dénoncé Raphaël Glucksmann. Chez nous, par exemple, nous distribuons 30 % de nos profits à nos salariés, sous forme d’intéressement et de participation, et 5 % de nos profits à notre fondation essentiellement pour le CO2, mais aussi pour des actions sociales comme celles du Refettorio. Installé dans la crypte de l’église de la Madeleine, ce restaurant solidaire quatre étoiles élaboré avec l’artiste JR et le grand chef Massimo Bottura sert des repas concoctés par des chefs étoilés aux sans-abri et aux réfugiés.

« On peut donc concilier éthique et profit. Avoir pour seul objectif le profit n’est pas très satisfaisant. »

F. L. : Quel est votre voyage idéal, ou votre plus beau voyage ?

J.-F. R. : Mon voyage idéal restera probablement l’un des premiers voyages que j’ai faits dans ma vie : il s’agissait de partir de Paris pour aller traverser le Sahara algérien. J’ai pris une voiture, j’ai pris le bateau, j’ai parcouru toute l’Algérie, je suis resté un mois et demi dans le Sahara et je suis revenu. Je dirais que c’était un voyage où il y avait tout : l’improvisation, je savais où j’allais, j’étais au fil de mes émotions et de mes envies, avec des paysages complètement somptueux, des rencontres avec des personnes d’une richesse incroyable, presque comme un voyage initiatique, un voyage spirituel, intérieur. Cela a été un de mes plus beaux voyages. Il faut garder de la spontanéité pour pouvoir vivre des choses un peu profondes. Bien sûr, on peut organiser tout l’aspect logistique, mais ensuite, il faut se laisser aller pour faire les plus belles rencontres.

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