Le groupe présidé par Xavier Huillard s’est fixé une ambition environnementale à l’horizon 2030 qui se décline selon trois axes prioritaires : l’économie circulaire, les milieux naturels et le changement climatique. Les transports et le bâtiment étant responsables de plus de 50 % des émissions annuelles de gaz à effet de serre, comment un géant comme VINCI conçoit-il ses métiers ?
Rencontre avec Isabelle Spiegel, la directrice environnement qui pilote toute cette stratégie.
Fabrice Lundy : Quand on construit depuis autant d’années des routes, des bâtiments avec du béton, du goudron, se sent-on une responsabilité particulière face au réchauffement climatique ?
Isabelle Spiegel : Évaluer les enjeux de nos métiers fait partie effectivement de notre prise de conscience. Nous avons fait notre bilan, il y a longtemps. À chaque projet, nous nous posons désormais la question d’évaluer l’impact sur l’environnement, comme on le fait sur les enjeux sociétaux également. Même si notre rôle, sur les ouvrages qu’on construit, est souvent celui d’exécutant ou d’opérateur et non celui de décideur. On doit maintenant changer de culture et depuis deux ans, on est aussi apporteur de solutions.
« Quand c’est possible, nous budgétons le volet environnemental. Ce n’est pas automatiquement plus cher. »
F. L. : C’est-à-dire que si un client commande une route, une autoroute, un aéroport, et qu’il n’a pas intégré cette préoccupation environnementale, vous lui proposez des solutions?
I. S. : Certains clients nous le demandent spécifiquement, mais ce n’est pas encore généralisé, surtout en dehors de France. Il y a des prestations de base systématiquement intégrées en matière d’économie bas-carbone. Je pense par exemple en France au recours méthodique aux aciers recyclés pour les armatures dans le béton.
À chaque fois que c’est possible, nous budgétons le volet environnemental au risque que cette ligne chiffrée puisse augmenter, avec les options supplémentaires, le coût total. Ce n’est d’ailleurs pas automatiquement plus onéreux. Certaines entités ont choisi de deviser systématiquement le poids carbone de toutes leurs offres et considèrent que c’est un déclencheur de dialogue avec le client. Dans la plupart des cas, le client perçoit cette démarche très favorablement. Certains clients souhaiteraient que nous allions même plus loin. Dans le cas contraire, s’il n’en veut pas, nous aurons quand même fait le chiffrage.
Une route à induction qui recharge la batterie d’un véhicule électrique
F. L. : Dans ce contexte comment construit-on routes et autoroutes ?
I. S. : Aujourd’hui la moyenne du marchéfrançais, c’est à peu près 25-30% de matériaux déjà recyclés. Nous avons poussé le curseur un peu plus loin, en effectuant le test avec 100% de matériaux recyclés– des agrégats issus du rabotage des chaussées, remis en œuvre dans le nouveau revêtement routier. Après une démonstration qui était une première mondiale sur un kilomètre d’autoroute, le process a été déployé ensuite sur des tronçons routiers dans trois départements français.
Ça c’est le démonstrateur qui nous permet de savoir jusqu’où on est capable de pousser le curseur pour les clients qui le souhaitent. Dans les pratiques standard, pour les autoroutes, nous avons pris l’engagement de recycler désormais 90% des enrobés, dont 45% sur nos autoroutes.
bés, dont 45% sur nos autoroutes.
En adoptant cette logique d’optimisation pour nos engins de chantier et nos véhicules, en tenant compte de la gestion des kilomètres pour les transports, des types de carburants qu’on utilise, comme les biocarburants, nous réalisons 50 % d’économie de CO2.
Voilà pour l’écoconception. Mais le gros enjeu des autoroutes, c’est de décarboner les émissions du trafic. Ainsi 60% de nos aires de service sont équipées de bornes de recharge pour les véhicules électriques. L’objectif est d’atteindre 100% début 2023. Nous planchons d’ailleurs sur l’installation de panneaux photovoltaïques pour alimenter une partie de ces bornes électriques.
Enfin, en R&D pure, nous travaillons sur un projet unique au monde de routes à induction, à l’instar d’un prototype en Allemagne et en Suède. L’idée est de permettre que la route recharge directement la batterie d’un véhicule électrique –camion ou automobile– grâce à un capteur placé sous le châssis.
Une route pour chauffer des bâtiments
F. L. : Toujours dans cette réflexion, vous avez imaginé Power Road.
En quoi cela consiste-t-il ?
I. S. : En dehors d’assurer le trafic, la route aujourd’hui présente d’autres capacités avec Power Road. Le concept est simple :
la chaussée remplit le même rôle qu’un échangeur thermique. Tout au long de l’année et particulièrement en été, l’énergie thermique solaire captée par la chaussée alimente en chaleur des équipements à proximité comme une piscine, ou bien elle est stockée dans des puits géothermiques pour être utilisée lors des mois les plus froids pour chauffer des bâtiments ou déneiger automatiquement la voirie et éviter ainsi l’utilisation massive de sel. Une réalisation a été menée à Saint-Arnoult-en-Yvelines.
Nous voulons aussi encourager le covoiturage avec des parkings dédiés ou des lignes de cars express circulant sur voies réservées.
Nous nous efforçons d’être proactifs. Encore une fois, nous ne sommes pas les seuls décisionnaires. Et il y aura toujours besoin de transports routiers, à savoir qu’ils représentent 90% des modes de déplacement en France. D’où notre ambition chez VINCI de contribuer à apporter des solutions bas-carbone.
F. L. : Encore un mot sur les routes.
Chez VINCI, vous travaillez aussi sur les éclairages, notamment dans les tunnels.
I. S. : Effectivement, il y a le basique, celui de passer à un éclairage LED, comme c’est le cas sur les 200 kilomètres de l’autoroute Athènes-Patras. Nous allons aussi installer des panneaux photovoltaïques chaque fois que nous le pourrons.
Des hubs à hydrogène sur les aéroports
F. L. : Voilà pour la route… VINCI, c’est aussi le premier acteur aéroportuaire privé mondial: vous avez construit ou vous gérez 52 aéroports en Europe, Asie et sur le continent américain.
L’aéroport de demain sera-t-il le même qu’aujourd’hui ?
Comment l’imaginez-vous ?
I. S. : Il ne pourra pas être le même qu’aujourd’hui, compte tenu des courbes scientifiques sur le changement climatique même si les besoins de mobilité resteront élevés.
Il y a tout d’abord de gros enjeux sur la plateforme aéroportuaire elle-même.
VINCI Airports met en œuvre depuis 2015 sa stratégie AirPact avec un objectif prioritaire : être exemplaire sur la réduction de ses propres émissions de CO2 et contribuer à réduire les émissions du transport aérien.
Par exemple, cinq de nos aéroports sont déjà certifiés selon les plus hauts niveaux par l’Airport Carbon Accreditation (trois aéroports au Japon, Lyon-Saint-Exupéry et Gatwick). Nous gérons les phases de roulage au sol – décollage et atterrissage – avec le plus d’optimisation possible. Car une minute d’attente en moins,
c’est directement des milliers de tonnes de CO2 gagnées.
Comment ? D’abord éviter des temps qui ne servent à rien. Typiquement après l’atterrissage, c’est acheminer l’avion le plus vite possible sur la plateforme. Ensuite, quand les avions sont connectés à la plateforme, ils sont obligés de maintenir de la ventilation pendant toutes les phases de nettoyage. L’idée est de leur fournir de l’électricité et « d’origine renouvelable » pour éviter de brûler du kérozène.
Nous ne maîtrisons pas tout, car nous ne sommes ni constructeurs, ni des opérateurs de compagnies. Mais nous avons introduit de la modulation tarifaire, incitant au renouvellement des flottes vers des aéronefs moins émissifs.
Nous considérons chez VINCI que nous pouvons avoir une dynamique d’influence. À Lyon-Saint-Exupéry, nous avons signé un partenariat avec Air Liquide et Airbus pour se préparer à l’avion hydrogène. VINCI Airports se prépare ainsi à transformer les aéroports en véritables hubs à hydrogène vert aptes à satisfaire les équipements au sol, mais dans un deuxième temps, en 2024-25, pour les appareils. Notre rôle n’est pas de concevoir des avions à hydrogène mais d’être sûrs que sur la plateforme, nous saurons distribuer ce nouveau carburant.
Salvador Bahia, l’aéroport le plus durable du Brésil
F. L. : Vous avez aussi mis en place un concept d’aéroport « zéro déchet en décharge » à Salvador Bahia.
I. S. : Salvador Bahia est un aéroport qui a été reconnu comme l’aéroport le plus durable au Brésil. Cela concerne les déchets de toutes les boutiques, les restaurants des aéroports, et aussi les déchets issus des avions. Nous avons construit, avec des partenaires, un espace de tri des déchets, pour être capables de les valoriser.
Nous avons dans toutes nos concessions un objectif « zéro déchet » en décharge à l’horizon 2030 et 17 sites sont déjà « zéro déchet » en décharge comme à Gatwick.
Et Salvador Bahia est également un site zéro rejet de liquide. Les eaux de maintenance, de lavage de bâtiment, mais aussi celles issues de la climatisation, sont retraitées et réintégrées dans les circuits, de même que la gestion des eaux de pluie alimente une partie des besoins sanitaires.
F. L. : Le béton est un matériau polluant, comment concevez-vous désormais les bâtiments ?
I. S. : Dans les techniques constructives, nous avons rajouté la composante environnementale. Nous avons un concept interne qui s’appelle « Environment by Design», c’est-à-dire l’environnement par l’écoconception. Cela débute par des réflexions sur la bonne quantité de matériaux à mettre en œuvre et ensuite par le fait d’aller chercher si possible, de l’acier recyclé et de décarboner au maximum.
90% de béton bas-carbone d’ici à 2030
Alors en effet, nous sommes un gros consommateur de béton, et le travail avec les fournisseurs n’a pas forcément suffi.
Donc nous avons voulu comprendre ce qui est le bon équilibre économique, technique, environnemental. La R&D est mobilisée et c’est ainsi que nous avons lancé une gamme de béton bas-carbone à partir du laitier de haut fourneau, un liant alternatif pour remplacer le clinker, principal composant du ciment traditionnel et responsable de la majorité de ses émissions de gaz à effet de serre.
Nous travaillons sur le futur et c’est effectivement quelque chose que nous avons mis en œuvre sur les structures de fondation de l’archipel, notre nouveau siège. Même chose sur la ligne 18 du Grand Paris, avec des voussoirs en béton ultra bas -carbone, émettant 90% de CO2 en moins.
Nous nous sommes donné l’objectif de dire qu’en 2030, nous aurons 90 % de béton bas-carbone dans tout ce que l’on met en œuvre chez VINCI Construction. Voilà pour le béton.
Après, il y a la construction en matériaux issus de la biomasse. Nous avons une filiale Arbonis spécialisée dans les constructions de bois. En réalité, la plupart des constructions sont des constructions mixtes : si c’est du bois, c’est bois et métal car il faut un minimum d’armature.
C’est le cas d’Origine, le siège de Technip, situé juste en face de notre siège, qui est une construction bois/métal/béton, et dont la démarche écoresponsable a été reconnue par l’obtention de certifications et labels environnementaux.
F. L. : Que faites-vous en matière de recyclage et d’économie circulaire?
I. S. : Dans la route ça marche, mais nous avions comme enjeu d’être capables de mettre du recyclage et du recyclé dans des ouvrages plus techniques tels que le bâtiment.
Le pendant du béton bas-carbone, c’est que nous faisons aussi du béton à partir d’agrégats recyclés. Sur l’archipel, des étages ont été construits avec une gamme de produits qui s’appelle Granulat+ chez Eurovia. Aujourd’hui, le matériau recyclé produit chez Eurovia est utilisé à moins de 5% dans des bâtiments. L’idée est de passer à un tiers d’ici à 2025.
Cela nous a poussés à avoir par exemple à Tourville-la-Rivière en SeineMaritime, une carrière perpétuelle qui n’exploite plus de matériaux vierges, mais qui est devenue depuis un centre de recyclage.
Leboncoin de la construction
Un autre enjeu ensuite : le réemploi. Après plusieurs années de réflexion, nous avons créé une filiale, la Ressourcerie du BTP. L’idée est de récupérer des matériaux, vérifier qu’ils soient en bon état, les réhabiliter, puis les stocker pour en avoir suffisamment afin d’alimenter des nouveaux chantiers.
En interne, nous avons aussi lancé, en décembre dernier, l’application R-USE pour faciliter le réemploi des matériaux de constructions restants. Une initiative appréciée par beaucoup de collaborateurs.
Cela fonctionne comme Leboncoin: il existe des passerelles entre VINCI Energies, VINCI Construction, Eurovia, etc.
Par exemple, il y a souvent des interrupteurs neufs et emballés qui restent, et les entités ont tendance à les garder en magasin pendant dix ans jusqu’à l’inventaire, avant qu’ils ne finissent par être jetés.
VINCI au secours de la biodiversité
F. L. : Un mot sur la biodiversité : vous avez initié un certain nombre d’actions, lesquelles ?
I. S. : Cela fait longtemps que nous avons des compétences sur ces sujets, mais nous pouvons faire sans doute beaucoup plus. C’est notamment une offre de génie écologique qui se développe de plus en plus. Quand nous allons intervenir le long d’un cours d’eau, nous allons recréer des compensations hydrauliques pour faire face aux potentielles inondations, et en même temps recréer des méandres, des zones de prairies ce qui recrée des habitats pour la biodiversité. Nous pouvons aussi y replanter des espèces végétales, des arbres en respect avec la nature, et avoir ainsi des puits de carbone.
Nous avons par ailleurs signé des partenariats, comme celui entre Eurovia (VINCI Construction) et le Muséum national d’histoire naturelle ou entre VINCI Airports et l’Union nationale de l’apiculture française afin d’éliminer l’usage de produits phytosanitaires sur l’ensemble de ses plateformes.
F. L. : Vous avez acheté dans les dernières heures de 2021 les activités énergie de l’Espagnol ACS, très ancré dans la péninsule et en Amérique latine. La branche, appelée Cobra IS, comprend 40 000 personnes et génère six milliards d’euros de chiffre d’affaires, notamment dans le développement de concessions d’énergie renouvelable.
Qu’allez-vous en faire et en quoi est-ce stratégique ?
« Nous avons l’ambition de développer de plus en plus de projets d’énergies renouvelables. »
I. S. : L’idée c’est de compléter notre panorama de compétences, parce qu’il y a des opportunités fortes et parce que nous avons l’ambition de développer de plus en plus de projets d’énergies renouvelables. Ce sont vraiment des compétences nouvelles et c’est aussi un équilibre géographique qui est différent. Cette acquisition est en droite ligne avec la stratégie du groupe pour être à la fois utiles aux Hommes et attentifs à la planète.
F. L. : L’UE demande dans le cadre de la nouvelle « taxonomie* verte», que chaque groupe calcule l’impact climatique de ses activités.
Cette acquisition va vous permettre de compenser certaines activités plus carbonées ?
I. S. : On ne va pas parler de compensation, ce n’est pas ça l’idée quand on décortique la taxonomie. Il existe un tas d’activités sur lesquelles nous sommes présents quand nous construisons pour des transports en commun, pour du rail, qui sont directement dans la taxonomie et reconnus comme des secteurs éligibles. L’idée ce n’est pas d’arrêter de faire ce qu’on fait déjà pour se focaliser plus sur d’autres activités mais d’ajouter clairement une corde à notre arc. En termes d’évaluation de la proportion du chiffre d’affaires, c’est juste une activité complémentaire, pas forcément si différente de l’empreinte qu’on a actuellement.
*La taxonomie européenne (règlement européen 2020/852 du 18 juin 2020) désigne la classification des activités économiques ayant un impact favorable sur l’environnement.
Son objectif est d’orienter les investissements vers les activités « vertes ».
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