29% : C’est la proportion moyenne de filles dans les écoles d’ingénieurs. Celle-ci connaît de grandes disparités entre des filières très féminisées comme la chimie, l’agroécologie, la biologie ou le biomédical, et d’autres majoritairement masculines comme le génie mécanique ou l’informatique. Après avoir progressé lentement mais sûrement, la féminisation des écoles d’ingénieurs s’est de nouveau enrayée. « Elle a doublé entre 2000 et 2010, mais stagne depuis malgré nos efforts », reconnaît Laurent Champaney, président de la Conférence des grandes écoles.
Or, tous genres confondus, la France manque cruellement d’ingénieurs, « au minimum 10 000 ingénieurs à former par an, rappelle Pascal Pinot, directeur de l’ESILV. Il faut plus de filles candidates aux écoles d’ingénieurs, pour qu’il y ait plus de diplômées pour irriguer l’économie française. » En attendant, « des projets de transition écologique comme le nucléaire ou la décarbonation du ciment patinent notamment pour cette raison », regrette Laurent Champaney. « En raison du manque de talents féminins, encore plus criant dans l’informatique ou le cyber, on ne parvient à réaliser qu’un projet sur six en cybersécurité et l’Europe ne parvient pas à se protéger valablement », affirme Claire Lecocq, directrice adjointe de l’EPITA.
Sachant que les ingénieurs ont pour mission d’agir pour améliorer le quotidien et les conditions de vie dans tous les domaines (énergie, santé, mobilité, automatisation des tâches pénibles), et de former des gens capables de prendre en compte notamment les enjeux de la transition écologique et sociale, « on ne peut absolument pas se passer de 50 % des cerveaux humains pour inventer des solutions adaptées aux besoins de toute la population, aussi bien aux femmes qu’aux hommes », insiste Véronique Bonnet, directrice générale de l’ESME. Car « on ne peut pas demander aux garçons de regarder le monde avec des yeux de filles », souligne Aline Auburtin, directrice générale de l’ISEP et vice-présidente de Femmes ingénieures. Cette association promeut le métier d’ingénieur auprès des jeunes filles, et les femmes ingénieures et scientifiques dans le monde du travail et dans les conseils d’administration.
Le déficit de femmes dans les écoles d’ingénieurs tend à perpétuer la conception de produits et services par et pour des hommes, ce qui a conduit à des ratés célèbres tels que des airbags inadaptés au poids et à la taille des femmes. « Globalement, c’est un problème que la société soit pensée par des hommes blancs de 42 ans. Dans un monde qui doit se réinventer, toutes les diversités sont une richesse », résume Claire Lecocq.
L’avènement de l’intelligence artificielle rend le besoin de parité plus criant encore. « On sait que les IA peuvent devenir racistes ou sexistes si on n’y prend pas garde », rappelle Aline Auburtin. « On ne compte en France que 10 % de développeurs femmes, ce qui reproduit des biais », ajoute Caroline Garnier, DRH de SAP France.
Les entreprises à la recherche de femmes ingénieures
Cette faible présence féminine nuirait même à l’image de l’industrie. Pour Laurent Champaney, « dans la phase de désamour qu’elle traverse, être perçue comme un milieu très masculin, donc violent et animé essentiellement par une perspective de profit, n’aide pas. »
Au contraire, toutes les études montrent que la diversité, et notamment les équipes mixtes, sont plus créatives, efficaces, productives et performantes. Cet enseignement n’a pas échappé aux entreprises. Elles sont d’autant plus désireuses de recruter plus de femmes ingénieures, qu’elles sont elles-mêmes soumises à des contraintes réglementaires de plus en plus strictes en la matière : loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel (2011) ; index de l’égalité professionnelle (2018) qu’elles doivent publier et corriger s’il est trop faible ; loi Rixain (2021) sur l’égalité économique, qui fixe des objectifs de proportions de femmes dirigeantes ; objectifs RSE…
À leur tour, elles reportent sur les écoles cette pression pour une féminisation accrue. Celles-ci se disent contraintes par le faible pourcentage de filles dans les classes préparatoires scientifiques pour les écoles post-prépa, et même parmi les lycéennes pour les écoles post-bac. La réforme du bac de 2019, qui a supprimé les filières L, S et ES et fait des mathématiques un enseignement de spécialité, est unanimement pointée du doigt. À l’INSA Rouen Normandie, par exemple, elle a fait chuter la proportion de filles de 50 % à 35 % en quatre ans en première année.
« Le choix d’orientation intervient désormais en fin de seconde, à un moment où filles et garçons cherchent le plus à coller aux stéréotypes de leur genre, note Aline Aubertin. En outre, cela laisse deux ans de moins pour convaincre les filles de devenir ingénieures. »
En revanche, guère d’incitation du côté des écoles. « Le taux de féminisation, qui figurait jusqu’en 2023 dans le classement établi par L’Étudiant, a disparu », se désole Emmanuel Duflos, président de la Conférence des directeurs des écoles d’ingénieurs françaises (CDEFI). Il y a bien le label DD&RS délivré depuis 2015 par le ministère de l’Enseignement et de la Recherche, qui, lui, figure dans les classements. Mais ce n’est qu’un critère parmi d’autres, et un faible taux de féminisation n’empêche pas d’obtenir une bonne note.