Sophy Caulier : Comment différenciez-vous la prospective de la prévision ou de la futurologie ?
Cécile Wendling : Il y a trois façons d’anticiper l’avenir : la première, c’est la prévision. On prolonge les tendances actuelles, toutes choses égales par ailleurs, pour projeter où nous en serons dans un an ou dans deux ans, sur des indicateurs quantitatifs comme le taux de chômage, le PIB, etc. C’est ce que fait, par exemple, le chef économiste dans une banque. À l’inverse, la prospective est l’étude de ce qui peut faire rupture si toutes choses ne sont pas égales par ailleurs, par rapport à la tendance actuelle. Cela consiste à explorer ces ruptures. Qu’elles soient démographiques, sociales, technologiques, environnementales, etc., elles sont toutes possibles, plausibles et argumentées ; on les décrit sous forme de scénarios, eux aussi possibles, plausibles et argumentés. La troisième façon d’anticiper, c’est la fiction. Contrairement aux précédentes, il n’y a pas besoin que ce soit possible ou plausible, il faut juste emporter le lecteur. On peut ainsi raconter l’invasion de Paris par des aliens…
Sophy Caulier : En quoi consiste votre métier, comment le pratiquez-vous ?
Cécile Wendling : En tant que prospectiviste, je développe un argumentaire pour expliquer l’impact de certaines ruptures sur un sujet donné. Prenons l’exemple de l’avenir du travail, qu’est-ce qui fait rupture aujourd’hui ? Pour certains, c’est l’intelligence artificielle, parce qu’elle redéfinit la façon dont on travaille, l’interaction sociale… Pour d’autres, ce sont plutôt des ruptures réglementaires : on rallonge la durée du travail, la population vieillissante va devoir travailler plus longtemps, etc. Pour étudier ce sujet, on croise les ruptures démographiques, réglementaires, technologiques, économiques, à partir de différents scénarios tous possibles et on étudie ce qui conduit à un scénario donné, par exemple : l’intelligence artificielle (IA) fait disparaître le travail ou le chômage disparaît en France. Le décideur peut choisir une stratégie A pour être résilient sur tous ces scénarios, ou une stratégie B pour tout faire pour empêcher un scénario d’arriver, ou il peut combiner plusieurs ruptures dans un scénario. Mais si on peut imaginer plusieurs possibilités, une chose est sûre : personne ne peut prédire l’avenir !
Sophy Caulier : À quelles disciplines la prospective fait-elle appel ?
Cécile Wendling : C’est un domaine très multidisciplinaire. La prospective n’est pas une science, mais elle se fait avec des groupes de travail dans lesquels interviennent toujours des représentants des disciplines concernées par les scénarios : démographes, spécialistes de l’IA, économistes, etc. Je ne crois pas qu’il existe des gourous du futur ! Par contre, je crois à l’hybridation et à l’interdisciplinarité, à des collectifs qui permettent d’éclairer les angles morts des sujets abordés. Souvent, les ruptures ne sont pas explicables par une seule discipline, mais par le croisement de plusieurs. C’est parce qu’une rupture démographique se croise avec une rupture géopolitique ou économique qu’il se passe quelque chose.
Sophy Caulier : Peut-on faire de la prospective dans tous les domaines ou secteurs ?
Cécile Wendling : Aujourd’hui, oui ! Jusqu’à il y a peu, la prospective s’utilisait surtout dans les domaines qui ont une approche par le temps long : l’énergie, l’eau, les ressources naturelles, tous secteurs qui ont besoin de cette projection. Mais aujourd’hui, à cause du changement climatique, des changements éthiques dans les aspirations, les attentes, les valeurs des consommateurs, d’autres entreprises en ont également besoin ! De même, la prospective intéresse désormais aussi bien le public que le privé, il y a un commissaire à la prospective à la Commission européenne, dans les gouvernements, les agences publiques et même dans les régions (Nord), les villes (Grand Lyon). Sur l’avenir de la mobilité en Ile-de-France, par exemple, il faut recouper des données démographiques, économiques, climatiques et se projeter sur du long terme. Tout ce travail est nécessaire pour que les gares ne soient pas sous-dimensionnées, pour que les trains puissent accueillir des handicapés, des poussettes. Sans cela, les décideurs conçoivent des choses qui sont déjà datées… À l’époque du commissariat au plan, on avait le réflexe du temps long ; aujourd’hui, avec la pression médiatique, les élus veulent avoir un effet tout de suite. Je ne suis pas sûre qu’ils se projettent vraiment et se posent la question de savoir si les développements qu’ils entreprennent actuellement seront durables à cinquante ans, à cent ans. C’est une de mes obsessions, je veux transmettre aux gens le pouvoir du temps long, sans quoi on dépense de l’énergie au mauvais endroit et on crée quelque chose qui n’est pas soutenable, c’est du gâchis ! Même à l’échelle microsociologique, d’un individu, pour mener à bien un projet, il faut lui dédier du temps long. Il y a très peu de gens à présent qui arrivent à se projeter comme ça.
« Il s’agit de capter des signaux faibles, ce que j’appelle “aujourd’hui et déjà demain !”»