Sophy Caulier : Après un tour du monde en ballon puis en avion solaire avec Solar Impulse, vous préparez un tour du monde sans escale en avion à hydrogène, le projet Climate Impulse. Que représentent ces exploits pour l’explorateur mais aussi pour le psychiatre que vous êtes ?
Bertrand Piccard : La volonté de dépasser le statu quo, les automatismes de la routine, les certitudes dans lesquelles on se rassure, les dogmes qui vous étouffent… Quand on fait quelque chose qui n’a jamais été fait, il faut tout inventer et c‘est passionnant. Personne ne peut vous dire comment faire. Vous ne savez même pas si c’est possible ou non ! Cela sup- pose de travailler avec des gens remar- quables, qui ont l’esprit pionnier, le sens de l’exploration, qui cherchent des ré- ponses aux questions et des solutions aux problèmes…
S. C. : À ce propos, comment rencontrez- vous vos compagnons de voyage ? Vous ne devez pas être un « facile », ils ne doivent pas l’être non plus… Partir neuf jours dans une aventure comme Climate Impulse… Comment vous êtes- vous rencontrés, Raphaël Dinelli et vous ?
B. P. : J’ai besoin de travailler avec des gens honnêtes, francs, qui ont une vision d’équipe et surtout qui sont compétents dans un domaine différent du mien ! Il faut que cela soit des gens différents de moi, sinon ça ne sert à rien d’être plu- sieurs ! Il faut être complémentaires, créer des synergies. Après Solar Impulse, j’avais envie de voler autour du monde avec un avion à hydrogène, mais je n’avais pas du tout envie de me remettre dans les affres de la construction d’un nouvel avion. Raphaël avait très envie de faire un tour du monde avec un avion à hydrogène, mais il ne se voyait pas du tout monter le projet, trouver des spon- sors, faire toute la gestion de projet, etc. Quand on s’est rencontrés, ça a été très clair que lui pouvait construire l’avion, moi, monter le projet et que l’on volerait ensemble. Aujourd’hui, cela se passe tout à fait comme je l’imaginais.
S.C.: Il y a près de dix ans, après votre vol à l’énergie solaire, vous annonciez que la Fondation Solar Impulse labelliserait 1000 solutions de décarbonation et de réduction de la consommation d’énergie. Comment la Fondation intervient-elle et quel bilan faites-vous de ces dix années ?
B. P. : Le rôle de la Fondation est d’identifier les solutions techniques, comportementales ou politiques qui sont économiquement attrayantes pour protéger l’environnement, et d’œuvrer à leur implémentation. Cela veut dire les amener à des gouvernements, à des institutions, à des entreprises pour leur montrer qu’ils peuvent faire mieux en gaspillant moins et en polluant moins. C’est une manière de prouver dans les faits que l’on peut réconcilier l’économie et l’écologie.
S. C. : Comment selon vous ces domaines sont-ils réconciliables ?
B. P. : Le simple fait de poser la question montre que les gens pensent encore qu’il faut choisir entre l’un et l’autre. Nous devons donc œuvrer encore beaucoup plus pour que les gens comprennent qu’il est possible de réconcilier l’écologie et l’économie. Nous le faisons en montrant que ce qui coûte cher aujourd’hui, c’est l’économie linéaire et quantitative, c’est-à- dire produire de plus en plus avec de plus en plus de pollution et de plus en plus de gaspillage. Cela n’est pas mauvais seulement pour l’environnement, c’est également mauvais pour l’économie, car les prix sont de plus en plus bas, les marges bénéficiaires aussi, et cela pose des problèmes sociaux, politiques, éco- logiques, de ressources naturelles… C’est tout cela qu’il faut changer et montrer que l’efficience permet d’augmenter la rentabilité économique. L’efficience, c’est quand vous faites plus avec moins, contrairement à la sobriété où vous faites moins avec moins. Autrement dit, la sobriété est une réduction avec un sacrifice, alors que l’efficience est une réduction avec un bénéfice !
S. C. : Comment mettre en œuvre l’efficience ?
B. P. : Toutes les solutions labellisées par la Fondation, elles sont plus de 1 700 au- jourd’hui, permettent de gagner plus parce qu’on gaspille moins. Je remarque que la plupart de ces solutions conjuguent du bon sens à de la technique. Quand vous réabsorbez la chaleur perdue des cheminées d’usines pour redonner cette chaleur à l’usine et économiser 20 à 40 % de la facture énergétique, vous êtes dans l’efficience, vous faites plus avec moins, cela vous coûte moins cher et vous avez plus de chaleur à disposition.
S. C. : La Fondation ne fait pas de recherche ni de financement
à proprement parler. De quelle façon intervient-elle ?
B. P. : Les travaux de recherche sont me- nés par les entreprises qui proposent les solutions que nous labellisons. Pour les financements, nous faisons beaucoup de mises en relation entre investisseurs et start-up. Nous conseillons deux fonds d’investissement, un de BNP Paribas et le fonds Five Arrows de Rothschild, à qui nous présentons des solutions dans les- quelles investir. Nous faisons également beaucoup de plaidoyers, c’est-à-dire de rencontres politiques, institutionnelles, aux conférences sur le climat, à la Climate Week de New York, à celle de l’Union européenne…
S. C. : Le contexte géopolitique impacte-t-il le travail de la Fondation ?
B. P. : Ce qui me paraît très important quand on parle du contexte géopolitique, c’est de savoir pourquoi on en arrive à un retour de balancier contre l’écologie. Voi- là des dizaines d’années qu’on entend que l’écologie est chère, sacrificielle, dé- croissante, qu’elle menace le monde éco- nomique, industriel et financier. Tous ceux qui se sont sentis menacés dans leurs activités depuis des années sont unis pour attaquer l’écologie. Et ça marche ! On revient en arrière sur les zones à faibles émissions (ZFE), sur les énergies renouvelables, sur les lois de protection de l’environnement. On est en train de payer le prix d’un narratif négatif de l’écologie. Ce narratif rébarbatif, sacrificiel et décroissant a repoussé énormément de gens. Aujourd’hui plus que jamais, la Fondation Solar Impulse doit faire passer le mes- sage qu’il est possible d’avoir une écologie économiquement rentable et une industrie propre et efficiente. C’est dans l’intérêt du monde économique et financier de développer l’efficience, l’écono-mie circulaire, et d’assurer un avenir éco- logique qui soit attrayant. Nous ne sommes pas là pour prendre position contre les uns ou les autres, nous sommes là pour montrer que les deux philosophies, écologique et économique, sont compatibles.
Il est possible d’avoir une écologie économiquement rentable
et une industrie propre et efficiente.
S. C. : L’efficience est-elle accessible à tout le monde ?
B. P. : Le principal obstacle à l’efficience est que, même si l’on économise beau- coup d’argent sur la durée de vie de la solution, il faut faire un investissement initial. Or tout le monde ne peut pas faire cet investissement. C’est pourquoi nous développons avec la Banque euro- péenne d’investissement (BEI) une plate- forme financière qui se charge de l’in- vestissement initial et qui se rembourse sur les économies réalisées pendant la durée de vie de la solution. Il s’agira d’un fonds d’efficience, qui s’adressera d’abord aux PME. Mon but à terme est d’arriver à un fonds qui finance des pompes à chaleur, des flottes de voitures électriques ou la rénovation de bâti- ments non seulement pour les PME, mais aussi pour les particuliers.
S.C.: Où en est ce projet ?
B.P.: Le principe a été lancé à la COP de Bakou en 2024 par la BEI, la Commission européenne et la Fondation Solar Impulse. Nous espérons démarrer le fonds à l’occasion de la COP du Brésil en novembre 2025.
S. C. : Parlons de la transition énergétique. Au-delà des financements et du frein qu’ils représentent pour les entreprises ou les particuliers, certains secteurs sont stigmatisés comme l’aviation…
B. P. : Les carburants durables et l’hydrogène ne sont pas encore significatifs dans l’aviation, mais en combinant l’efficience des avions et celle des opérations, on arrive déjà à un résultat significatif. Les nou- veaux appareils, comme les Airbus Neo, sont plus légers, ils consomment moins, ils prennent des routes beaucoup plus directes, etc. Surtout, il faut aussi replacer les choses dans leur contexte : l’aviation émet deux fois moins de CO2 que le gaspillage alimentaire. La stigmatisation de l’aviation devient parfois un alibi pour ne pas faire autre chose, on attaque l’aviation et pendant ce temps on supprime les ZFE… c’est absolument aberrant !
S. C. : Au-delà de l’inspiration, les projets comme Solar Impulse
ou Climate Impulse changent-ils les choses concrètement ?
B. P. : Avec Solar Impulse, il s’agissait vraiment d’inspiration. On a bien contribué à populariser les énergies renouvelables tant auprès des institutionnels que des particuliers. Climate Impulse est différent. Mon espoir est de rendre l’industrie de l’hydrogène désirable afin de crédibiliser d’autres projets hydrogène, de donner confiance. Le projet est extrêmement concret. C’est le banc d’essai d’une aviation à hydrogène liquide. C’est pour cela que nous avons le soutien d’entreprises industrielles. Syensqo, le spin-off de Solvay, nous fournit tous les matériaux composites. Airbus nous a fait toute l’étude aérodynamique. Ariane nous aide pour les réservoirs d’hydrogène. L’Office chérifien des phosphates (OCP) est très intéressé pour se diversifier dans l’hydrogène. Et Breitling, qui soutient mes projets depuis trente-deux ans… L’industrie est rarement capable de prendre le risque d’être une pionnière. Or, il faut des pionniers qui montrent que c’est possible et comment pour que l’industrie re- prenne la main sur une plus grande échelle et rende les avancées accessibles à tous. L’aspect éducatif est aussi important. L’université marocaine Mohammed-VI Polytechnique est partenaire du projet pour faire passer l’état d’esprit du pionnier, de l’innovation, de la disruption au sein des étudiants.
C’est plus le côté utilisation de la technologie qui m’importe que l’invention de la technologie.
S. C. : Vous allez passer neuf jours avec Raphaël Dinelli dans une capsule avec deux gros réservoirs d’hydrogène sur les côtés de l’avion, comment se prépare-t-on pour un tel projet ?
B. P. : Il faut que l’avion soit bien construit et qu’on sache bien l’utiliser, c’est fondamental. Cela suppose un entraînement de pilote conséquent, et surtout sur cet avion-là ! Raphaël Dinelli est pilote et il fait une formation de planeur en plus. Moi j’avais appris à voler sur beaucoup d’en- gins différents pour Solar Impulse. Le principal défi de cet avion est de garder l’hydrogène liquide à -253° pendant neuf jours et pendant que les réservoirs vont progressivement se vider. Les réservoirs seront en matériaux composites, ce qui n’a jamais été fait pour de l’hydrogène, ils devront donc être hyper bien isolés.
S. C. : Vous n’avez pas d’appréhension ?
B. P. : J’ai juste assez d’appréhension pour que l’on se prépare bien. Mon grand-père et mon père disaient qu’ils n’avaient aucune appréhension, car ils avaient une confiance totale dans leur technologie. Pour moi, c’est autre chose, c’est plus le côté utilisation de la techno- logie qui m’importe que l’invention de la technologie.
S. C. : Cela veut dire que vous avez moins confiance qu’eux dans la technologie ?
B. P. : Probablement, oui (rires) ! Avec les projets que je fais, il ne suffit pas que la technologie fonctionne, il faut que la météo, l’équipe, les autorisations, l’administration, la bureaucratie fonctionnent.
S. C. : Les géants du numérique construisent ou relancent des centrales nucléaires pour répondre aux besoins énergétiques des datacenters et de l’intelligence artificielle. Pensez-vous que ce soit une bonne solution ?
B. P. : Si nous continuons à être inefficients dans la consommation d’énergie, nous serons obligés de passer par des sources additionnelles de production. Je suis de moins en moins contre le nucléaire, qui a tué moins de gens que le charbon ! On a besoin d’une énergie de base, qui pourrait être le nucléaire, et d’une énergie qui réponde aux pics de demande, comme les renouvelables, à condition de mettre en place un mode de stockage. Le problème de la consommation énergétique des datacenters pourrait être partiellement résolu si on les construisait près des villes afin d’utiliser la chaleur qu’ils émettent pour faire de l’eau chaude ou pour chauffer une ville. La même énergie serait ainsi utilisée deux fois. La Fondation a labellisé plusieurs solutions qui vont dans ce sens-là.
S. C. : En présentant Climate Impulse, vous avez dit : « Trop de gens pensent encore qu’il est trop tard pour agir contre le réchauffement climatique. » Il est vraiment trop tard pour éviter la catastrophe climatique ?
B. P. : Il est peut-être trop tard pour rester à 1,5°, mais il n’est pas trop tard pour éviter une catastrophe pire que cela. Si on ne fait rien, ce sera pire, on sera à 4°ou à 5°, et ce sera invivable dans la plupart des pays du monde. Pour éviter cela, j’attends des gouvernements qu’ils rendent les solutions obligatoires, qu’ils rendent l’efficience et l’économie circulaire obligatoires… On n’y est pas, et c’est peut-être pour ça qu’on n’arrivera pas à éviter la catastrophe. On va dans le mur et ceux qui tiennent le volant continuent d’aller tout droit…
S. C. : Certains secteurs industriels ne commencent-ils pas à bouger ?
B. P. : Certains, oui, à condition que l’on ne leur impose pas trop de bureaucratie… Tous se plaignent du poids écrasant du reporting, de l’administration, etc. Voyez combien il est difficile d’obtenir un per- mis de construire pour des centrales solaires, éoliennes, offshore. Tout est com- pliqué, pour isoler des bâtiments, pour le smartgrid, pour avoir des voitures électriques. C’est beaucoup plus intéressant d’être un pionnier, mais c’est beaucoup plus facile d’être un suiveur ! Je dirais même qu’il est beaucoup plus facile de ne rien faire !
S. C. : Pourquoi c’est intéressant d’être un pionnier ?
B. P. : Parce que ça rend la vie passionnante ! Et ça suppose de prendre des risques, c’est pour cela que beaucoup préfèrent rester dans le statu quo de la routine.
S. C. : Y a-t-il des indicateurs, des études, des projets qui vous pousseraient à l’optimisme ?
B. P. : L’augmentation de l’utilisation des énergies renouvelables en Chine montre que l’on peut y arriver, même dans une immense économie mondiale. C’est un exemple intéressant dont on pourrait s’inspirer, du moins en matière d’énergies renouvelables. Climate Impulse veut justement répondre à tous ceux qui disent qu’il n’y a pas d’avenir et pas de solutions en étant le porte-drapeau d’une action climatique enthousias- mante, attrayante, qui utilise toutes les solutions d’aujourd’hui.
S. C. : Parlons un peu de vous ! La bande dessinée Un, deux, trois Piccard, sortie en mai dernier, raconte l’histoire de votre grand-père, Auguste, de votre père, Jacques, et de vous-même, trois générations que le sous-titre qualifie de « pionniers du ciel et des abysses ». Comment est né ce projet ?
B. P. : Quand l’éditeur, Dargaud, m’a parlé du projet, j’étais enthousiasmé. J’ai rencontré l’auteur illustrateur qui avait été choisi, Jean-Yves Duhoo, je lui ai raconté quelques anecdotes, je lui ai ouvert mes archives et conseillé des lectures. Puis il a disparu pendant presque deux ans. Il a fait des croquis, peaufiné son scénario, lu tout ce qu’il y avait à lire. J’ai attendu avec une certaine appréhension de voir ce que ça allait donner. Jean-Yves Duhoo est illustrateur scientifique à l’origine. Je me demandais comment il mettrait de l’humour et de l’émotion dans cette BD. En fait, il s’est complètement lâché. Quand j’ai vu les premiers résultats, j’étais émerveillé, j’ai trouvé ça touchant, poignant, prenant. Le livre est plein d’humour et d’émotion !
La Chine montre que l’on peut
y arriver, même dans une immense économie mondiale.
S. C. : Qu’est-ce que cette BD représente pour vous ?
B. P. : Pour moi, c’est très particulier, je vois en images des histoires que j’avais seulement entendues racontées par mon père. Plusieurs fils rouges que l’on peut suivre sur les trois générations illustrent fort bien notre manière de penser. On retrouve l’esprit pionnier, le désir d’explorer, de comprendre l’inconnu, d’accomplir quelque chose considéré comme impossible… La BD montre aussi que l’on s’est fait ou que l’on a failli se faire déposséder de plusieurs de nos projets. Et j’y retrouve un fil conducteur fondamental : le désir de protéger l’environnement, cette préoc- cupation écologique, que mon grand-père avait, que mon père avait et que j’ai !
