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Entretien

Roxanne Varza, Directrice, Station F

Propos recueillis par CATHERINE LEVESQUE-LECOINTRE

Photos Station F

Quel est le rôle des startups dans la transition écologique ? Alors que 2021 a été l’année des investissements record dans les cleantech en France, laquelle se prévaut volontiers d’être une « startup nation », nous avons interrogé Roxanne Varza, directrice de Station F, le plus grand incubateur de jeunes pousses numériques au monde.

Roxanne Varza :  Directrice, Station F

Catherine Levesque-Lecointre : Quelles sont les particularités de l’écosystème des startups françaises ?

Roxanne Varza : À Station F, nous sommes sur une cible de startups qui est très jeune. Elles ont souvent moins de trois ans, moins de quinze salarié(e)s et se situent au début de l’aventure. Ce que je constate en France, c’est que nos startups sont chaque année de meilleure qualité, avec des talents extrêmement forts.
On assiste à l’apparition d’une génération d’entrepreneurs qui quittent les startups, les scale-up ou les grands groupes, où ils ont déjà acquis une bonne expérience, de fortes compétences techniques, les codes et les réseaux requis. Les profils y sont en revanche moins diversifiés et on y trouve moins de femmes cofondatrices dans l’équipe initiale. Cette moindre diversité peut s’avérer être un frein pour leur développement, mais les startups françaises attirent néanmoins de plus en plus de capitaux internationaux et bénéficient d’un meilleur financement public au démarrage. Certaines choses peuvent être améliorées d’un point de vue structurel en Europe: le marché y est beaucoup plus fragmenté qu’ailleurs, l’administratif y est plus difficile à gérer, on y fait moins de démarches en ligne. Enfin, on trouve moins de fonds en France et en Europe, capables d’investir de gros montants. Ce sont plutôt des fonds américains et asiatiques qui les financent.

« Ce sont les startups qui créent des solutions, c’est leur raison d’être et c’est un enjeu majeur pour elles. »

C. L.-L. : Quels sont les critères de sélection des startups que vous hébergez ?

R. V. : Ils varient beaucoup selon nos différents programmes – une trentaine en tout –, mais d’une façon générale, nous exigeons une équipe à temps plein, des expertises tech en interne (et pas délocalisées ou en freelance). Nous recherchons plutôt un premier produit ou un prototype, et, nous regardons s’ils ont déjà des clients, des testeurs, une attractivité qu’on appelle « traction » dans notre jargon.

C. L.-L. : Quel critère rédhibitoire pourrait faire que vous n’accepteriez pas d’incuber une entreprise ?

R. V. : Le fait qu’une équipe ne soit pas à temps plein et que la startup ait une activité en parallèle pour se financer, du consulting par exemple, ce qui sous-entend qu’elle n’est pas assez stable pour son développement.

C. L.-L. : Les incubateurs sont-ils nécessaires à la réussite des startups aujourd’hui ?

R. V. : Pas du tout ! Notamment pour les entrepreneurs expérimentés qui ont déjà des réseaux. Les personnes, qui sollicitent des incubateurs, bien souvent, n’ont jamais monté de startup. Elles n’ont ni les réseaux ni les codes. À Station F, 57% des entrepreneurs ont déjà créé une startup.

C. L.-L. : Quel rôle jouent les incubateurs et les startups dans la transition écologique ?

R. V. : C’est un gros sujet aujourd’hui qui touche toute la sphère de l’entreprise, et pas seulement les incubateurs et les startups. Tout le monde a pris conscience qu’il faut faire quelque chose. Cela se ressent pour le moment plus au niveau des startups qu’au niveau des incubateurs. Ce sont elles qui créent des solutions, c’est leur raison d’être et c’est un enjeu majeur pour elles. Les incubateurs commencent à intégrer cette nécessité. Je pense par exemple à Microsoft, qui était positionné sur l’intelligence artificielle, et qui a basculé en octobre dernier sur les cleantech consacrées à la neutralité carbone. Pour nous, c’est un signal très fort.

C. L.-L. : Existe-t-il une concurrence mondiale entre les incubateurs, pour attirer les meilleures pépites par exemple ?

R. V. : Complètement ! À Station F, 35% de la communauté est d’origine étrangère. Les pays les mieux représentés après la France sont les États-Unis, le Royaume-Uni, le Maroc et l’Allemagne.
Avant le Covid, nous avions des pays asiatiques dans le top 4. Certains de nos programmes attirent beaucoup plus les étrangers. Thales, par exemple, séduit de nombreuses startups israéliennes, très performantes sur la cybersécurité.

C. L.-L. : Des licornes sont-elles déjà sorties de Station F?

R. V. : Oui ! On a une licorne qui a été annoncée au mois de mai. C’est un acteur qui travaille sur une grosse communauté de machine learning, Hugging Face (huggingface.co), dont le siège est aux États-Unis et l’équipe tech en France. Après trois programmes à Station F, ils ont fait un énorme pivot pour retravailler leur modèle. Leur premier modèle n’avait rien à voir avec leur activité d’aujourd’hui.

C. L.-L. : De quels projets sortis de Station F, êtes-vous la plus fière ?

R. V. : Question difficile ! Il y en a beaucoup. J’aime particulièrement NeoPlants (neoplants.co), qui crée des plantes capables de métaboliser plus de polluants que les autres. J’adore Le Papondu (papondu.fr): deux cofondatrices hébergées dans notre coliving, Flatmates, ont fabriqué dans leur chambre des œufs végans  partir de légumes ! On retrouve désormais leurs produits dans deux restaurants à Paris. Parmi les tendances tech les plus récentes, je citerai également Rapsodie (rapsodie.co), un jeu qui permet de découvrir de nouveaux artistes rap à la manière d’un agent. On déniche des rappeurs sur différentes plateformes et on peut organiser des concerts s’ils sont suffisamment appréciés des autres membres du réseau. Cette startup s’appuie sur les technologies Web 3 (crypto, NFT, blockchain…), qui permettent par exemple de créer une identité numérique pour un artiste et de suivre tout ce qu’il fait sur les différentes plateformes. Dans le même esprit, Tailor NFT (tailor-nft.com) vient de faire un lancement de cartes de membres privilèges avec l’Olympia. C’est une sorte de billetterie, basée sur les NFT, qui offre d’autres avantages que l’accès aux salles, attachés à son billet et à son identité numérique. Ça peut aller très loin car c’est un usage qu’on peut imaginer dans plein de différents types de spectacles, des salles de sport… Enfin, j’aime beaucoup aussi Tee Bike (teebike.ooo), qui crée des roues électriques pour transformer n’importe quel vélo en vélo à assistance électrique.

C. L.-L. : Station F pourrait-elle être dupliquée ailleurs, dans des pays au tissu entrepreneurial particulièrement actif ?

R. V. : Nous sommes très sollicités par de nombreux pays au gré des visites de responsables politiques. Des projets similaires ont été lancés en Colombie, en Tunisie et dans beaucoup de pays du Golfe, ainsi qu’en Afrique. On ne cherche pas à reproduire la dimension immobilière, mais on aimerait bien accompagner certains acteurs ou créer des ponts avec certains de nos programmes.

« En cinq ans, la GreenTech est le deuxième secteur le plus représenté derrière les logiciels. »

C. L.-L. : Votre vision prospective des grands enjeux ?

R. V. : Il y en a beaucoup ! L’écologie en premier lieu. Je pense qu’on a atteint un niveau de conscience favorable à l’action et que l’on peut avancer dans ce domaine.
La question du marché se pose actuellement compte tenu du contexte international. Après une année assez dingue marquée par beaucoup de levées de fonds, de licornes, de création de startups, le marché marque le pas et les startups ont plus de mal à lever de l’argent car les investisseurs ont peur, les valorisations sont plus faibles… On ne sait pas combien de temps ça va durer, mais ce n’est finalement pas une mauvaise chose pour l’écosystème, qui va s’en trouver assaini.
Il y a encore beaucoup à faire en matière e diversité, concernant les femmes bien sûr, mais aussi – et on en parle moins –, les profils issus de milieux moins privilégiés. Il va falloir faire quelque chose pour ne pas aggraver les clivages. On a d’ailleurs un programme pour ça, qui s’appelle Fighters Program, mais en dehors de Station F, les initiatives restent trop isolées.

C. L.-L. : L’innovation doit-elle aller de pair avec le respect de l’environnement?

R. V. : Totalement ! Innover n’a pas de sens si c’est pour détruire la planète ! C’est aussi le rôle de Station F d’orienter les startups dans la bonne direction, qu’il s’agisse de l’avenir de la planète ou des personnes, de durabilité ou de diversité.

C. L.-L. : Sachant que le numérique a aussi une forte empreinte carbone…

R. V. : Il en a une bien sûr, mais je pense qu’il y a bien d’autres secteurs où l’empreinte carbone doit être allégée avant de stigmatiser ce secteur… Des startups travaillent du reste sur des solutions à cet égard.

C. L.-L. : Parmi les startups que vous hébergez, combien se positionnent sur des cleantech ?

R. V. : En cinq ans, la GreenTech et Impact (9,4%) est le deuxième secteur le plus représenté derrière les outils de productivité (logiciels), qui est à 12%. Ce secteur est en expansion ces dernières années, devant le e-commerce (7,9%), la HR Tech – ressources humaines (5,1%), la FinTech et InsurTech (4,7%) et enfin la EdTech – éducation (4,2%).

C. L.-L. : Les incubateurs de Station F sont exemplaires en matière de parité ?
Cela s’explique-t-il par la présence d’une femme à sa tête ?

R. V. : Depuis le premier jour, nous avons à cœur de favoriser la diversité et la mixité, que ce soit les hommes et les femmes, les profils internationaux, divers et variés… J’ignore si c’est lié à mon parcours, mais c’était une évidence pour remplir un bâtiment avec mille startups innovantes ! Nous nous sommes rendu compte au bout de quelques années que les femmes ne postulaient pas spontanément à nos programmes. Celles qui candidataient étaient pourtant la plupart du temps sélectionnées, non pas parce qu’elles étaient des femmes mais parce qu’elles avaient d’excellents projets. On a donc modifié, il y a deux ans, les contrats avec nos partenaires avec des clauses exigeant plus de candidatures féminines.
Parce que je suis une femme, j’imagine que l’environnement de Station F n’est pas machiste, contrairement à certaines écoles de code. Un tiers de nos résidents sont des femmes et 41,1 % de nos startups ont été créées par des femmes.

C. L.-L. : Plus généralement, quelle est la place des femmes dans l’univers des startups et de la tech? Peut-on dire que le plafond de verre se fendille?

R. V. : Il y a encore une marge d’amélioration, mais force est de constater qu’il y a de plus en plus de femmes dans ce secteur, de plus en plus de femmes qui créent leur startup. Il faut encore améliorer le financement des équipes féminines qui touchent énormément moins de fonds et de financements que les équipes mixtes (autour de 2 % de l’ensemble des financements). Depuis dix ans, rien n’a changé quant à la représentation des femmes dans les métiers purement techniques. Je suis très fière de compter une femme ingénieur dans notre équipe technique, mais il y a beaucoup moins de profils féminins qui sortent des écoles d’ingénieurs (moins de 10%) que de profils masculins.

C. L-L. : Vous avez cofondé l’association Girls in Tech Paris ?

R. V. : Oui, laquelle a fusionné depuis avec Sista (wearesista.com). À Station F, nous avons aussi le Female Founders Fellowship, qui chaque année met en lumière dix startups fondées par des femmes. On essaie de leur donner plus de visibilité.

QUÉSACO ?

STARTUP :

« Entreprise qui démarre » et qui expérimente une nouvelle activité sur un nouveau marché, avec un risque difficile à évaluer.
Elle teste son business model et son marché en vue de croître.
On en recense 20 000 en France.

INCUBATEUR :

Présent en amont de la création d’entreprise et au cours de son développement, un incubateur met à disposition des porteurs de projet une multitude de services pour faciliter leur lancement. Ils favorisent la formation d’un écosystème propice à l’émergence de startups.

SCALE-UP :

Désigne une jeune pousse déjà sortie du statut de startup mais qui n’a pas encore atteint celui de licorne.

LICORNE :

Une startup non cotée valorisée au moins à un milliard de dollars (854 millions d’euros).

Au 5 juillet 2022, la France comptait 23 licornes actives, contre trois en 2017.

CLEANTECH :

Qui regroupe «de nouvelles technologies et des modèles commerciaux connexes qui offrent des rendements compétitifs aux investisseurs et aux clients tout en apportant des solutions aux défis mondiaux ». À la différence des technologies vertes, utilisées en bout de chaîne avec des rendements limités, ces technologies propres s’attaquent aux racines des problèmes écologiques et concernent principalement les secteurs de l’énergie, de l’agriculture, du traitement des déchets et de la mobilité.

FRENCH TECH :

Label créé par l’État en 2013 pour promouvoir les entrepreneurs français du numérique.
La French Tech réunit des startups, des investisseurs, des décideurs et des community builders.

*lafrenchtech.com

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