Dans la Sarthe, non loin du Mans, se dresse fièrement, sur quelques kilomètres de coteaux, le vignoble de Jasnières – seule appellation viticole du département. Si sa notoriété ne cesse de croître aujourd’hui et était déjà établie en 1937, elle décroît dans les années 1970, et il a fallu toute l’énergie des pouvoirs locaux pour relancer l’attrait du terroir. Il faut dire que ses atouts sont nombreux. Paysages superbes et diversifiés où la polyculture a toujours été de mise entre cultures dans les plaines et viticulture sur les coteaux entourés de bois. Un terroir exceptionnel au sol parfois bien argileux, parfois plutôt calcaire reposant sur un sous-sol de tuffeau si emblématique. Et un cépage mythique, le chenin, véritable capteur de terroir qui exprime dans la Loire son extraordinaire potentiel. De quoi convaincre Sébastien Cornille de créer ici, en 2007, son domaine viticole avec l’aide financière d’amis cavistes passionnés, rencontrés à La Réunion. C’est là qu’il va pouvoir vivre en parfaite harmonie avec la nature, pleinement conscient des équilibres fragiles qui s’y développent, et mettre en œuvre une approche biodynamique de la viticulture. Une parfaite conjonction de facteurs va rendre possible ce projet : des viticulteurs en fin d’activité, une cave qui se libérait, la volonté des autorités d’installer des personnes venant d’ailleurs. Les planètes semblaient toutes alignées pour cet homme souriant, généreux, toujours accompagné de son chien Smooky à l’énergie communicative qui se lançait ainsi dans une aventure totalement nouvelle.
Un lien particulier à la nature
Tout petit, les parents de Sébastien, qu’il qualifi e lui-même de « post-soixante-huitards », s’établissent dans le Berry, à La Borne. Un retour à la terre, dans ce village connu depuis fort longtemps pour sa terre exceptionnelle, ayant conduit nombre de potiers de l’Europe entière à s’y installer.
La famille va se spécialiser dans la préparation de cette matière première afin que les artisans puissent l’utiliser. De ces années en pleine campagne, teintées de multiculturalisme, le jeune Sébastien va se forger un caractère entier, ouvert, sensible à son environnement. Déjà à cette époque, il va développer une conscience aiguë sur l’importance de l’équilibre de la nature. La terre lui parle, il est attentif aux saisons, aux plantes. C’est donc une évidence : il sera agriculteur avec l’envie de transformer le produit. La vigne semble tout indiquée et c’est ainsi qu’il va orienter ses études vers un BTS en viticulture-œnologie. Mais très vite, « la volonté de mettre les mains dans la terre fut la plus forte ». Un temps prestataire de services pour des vignerons à Sancerre, il va saisir l’opportunité d’aller piloter un projet à La Réunion visant à améliorer la viticulture locale. Pendant huit ans, sa mission consistera à tenter de calquer les techniques viticoles métropolitaines à un contexte pourtant peu propice à leur développement. De cette expérience, il tirera une certitude : « La nature est au centre de tout et c’est elle qui décide. Il est vain de vouloir reproduire certaines choses qui fonctionnent ailleurs dans des conditions peu adaptées. » Le retour en métropole coïncidera alors avec la volonté de faire du vin pour la première fois.
Des convictions fortes
Sébastien n’est pas homme à rester concentré sur le passé. Son regard est tourné vers l’avenir avec la ferme intention d’avancer. Quitte à se mettre en danger. Car s’il avait une connaissance précise de la vigne et de sa culture, il n’avait jamais travaillé en cave. Faire du vin était donc une aventure toute nouvelle… Le domaine de la Roche Bleue n’a pas été créé ex nihilo. Les six hectares de vignes exploités par Sébastien ont été achetés.
Il lui a fallu donc effectuer un immense travail pour repenser totalement la vie du vignoble. Une évidence, celle de conversion à la viticulture biologique qui interdit les intrants de synthèse. Une simple première étape pour redonner sa place au vivant. Car la philosophie de Sébastien est bien plus large : se mettre au service du terroir, comprendre l’équilibre de la plante dans son environnement, son rapport avec les différents éléments et les autres espèces qu’elle va côtoyer. Cette approche rappelle finalement une agriculture que pratiquaient les anciennes générations, avant l’arrivée de la chimie toute puissante dans l’après Seconde Guerre mondiale. L’observation est à l’origine de tout. Percevoir les interactions que les différents milieux ont entre eux, les équilibres fragiles qui existent, les déséquilibres qui se créent notamment lorsque l’Homme intervient. La viticulture en est un parfait exemple. Sébastien n’imagine pas un instant recouvrir ses terres de vignes comme c’est le cas dans d’autres vignobles. Cette monoculture sans respiration favorise la propagation des maladies et bouleverse les énergies en présence. À rebours de certains de ses voisins, il laisse ainsi pousser et s’épanouir, dans les rangs, des arbres. Ici un chêne, là un merisier ou bien encore des arbres fruitiers. Un cadre propice au vol nocturne des chauves-souris. En arpentant ses parcelles, une souche apparaît alors, dressée. Si d’aucuns y verraient la possibilité de la remplacer par des ceps, il rappelle le rôle fondamental qu’elle va pouvoir jouer. Les insectes y trouveront un abri, les oiseaux pourront y nicher. De même, Sébastien favorise l’essor de haies qui vont permettre d’abriter de nombreuses espèces. La biodiversité témoigne, là encore, d’un équilibre à préserver pour assurer un développement harmonieux des vignes. Quant au travail des sols, il se fait ici sans outil rotatif mais par griffage ou fracturation légère pour aérer le sol sans brusquer la vie foisonnante qui se développe dans les quelques dizaines de centimètres concernés.
Des préceptes biodynamiques
À écouter parler Sébastien, on perçoit immédiatement une humilité sincère et une sensibilité profonde. Il refuse l’idée du tout rationnel, se laisse porter par ses perceptions, ses intuitions parfois viscéralement ressenties. Lui qui a connu la violence destructrice des cyclones à La Réunion ne connaît que trop bien la fragilité des choses. Son approche au quotidien est donc naturellement imprégnée de préceptes biodynamiques.
Ceux-ci ont été théorisés par un philosophe autrichien, Rudolf Steiner, en 1924, et s’intéressent au vivant comme élément d’un tout, à la fois ancré sur terre et regardant vers le ciel, sensible aux forces de la Lune, des astres et des quatre éléments (air, terre, eau, feu). À partir de l’étude des vaches, Steiner en conclut que les cornes pointées vers le céleste quand elles ruminent permettent d’attirer les forces cosmiques vers la terre. C’est dans ces cornes qu’est ainsi enterrée de la bouse de vache pendant l’hiver qui, transformée en compost, sera par la suite diluée dans de l’eau dynamisée et diffusée à dose homéopathique sur les plantes et le sol pour favoriser l’enracinement et la fertilité. Cette préparation dite « 500 » s’accompagne d’autres préparations comme la « 501 » qui vise, elle, à épandre de la silice pour renforcer la vigueur de la plante. Pour le moment, Sébastien se nourrit des écrits de Steiner et ne voit pas ces actions comme une fin en soi. Il souhaite parfaitement comprendre leur rôle pour les intégrer ensuite à ses actions (on reconnaît qu’il y viendra un jour). Car s’il n’applique pas encore ces basiques de la biodynamie, il n’en adopte pas moins la philosophie générale préventive. Tout au long du cycle végétatif, il utilise donc certaines plantes qu’il va selon les cas préparer en infusion, plus longuement en décoction ou sous forme de purin en les mélangeant à du fumier de mouton bien dégradé. À une vigne en souffrance, il apportera des préparations à base d’osier ou de saule qui assureront une meilleure circulation des flux de sève, apaisant la plante. Si la vigne manque de lumière, c’est de la prêle riche en silice qui sera utilisée. En activant symboliquement l’élément « feu », la plante sera alors plus armée pour se défendre contre des champignons, mildiou et oïdium en tête. L’ortie (et sa richesse en azote) permettra pour sa part de favoriser la pousse. La consoude sera utile au moment de la floraison pour apporter du bore, indispensable dans le processus. Toutes ces actions sont en outre réalisées selon le calendrier lunaire. Celui-ci, en s’appuyant sur l’impact des forces cosmiques de l’astre sur la nature et le vivant, indique en effet les phases optimales pour réaliser certains travaux.
Aller encore plus loin
Sébastien s’avère totalement disponible aux signes envoyés par la nature. Le réchauffement climatique, par exemple, démultiplie les épisodes de gel tardifs qui hypothèquent une part des volumes en brûlant les bourgeons. Au lieu de lutter vainement contre ces températures négatives (aspersion des vignes, bougies chauffantes, ou brassage d’air notamment), il a fait le choix de tailler ses vignes le plus tard possible, vers février, pour retarder la sortie des bourgeons. Du bon sens, toujours. Après les vendanges, la vinification se fait de la manière la plus naturelle possible. Aucune levure exogène n’est utilisée, la fermentation alcoolique dure plusieurs mois pour ne pas brusquer les vins en devenir. L’élevage en cuve, en barriques de chêne ou d’acacia de plusieurs tailles, laisse aussi le temps au vin de se faire et d’apaiser notamment l’amertume et l’acidité caractéristique des blancs.
Les rouges font évidemment aussi l’objet d’une attention toute particulière, avec à la clé une expression unique, dense et équilibrée du cépage Pineau d’Aunis trop souvent malmené. Vinification et élevage se font directement dans les caves creusées au début du XVIIIe siècle dans la roche. Une tradition ancestrale si l’on en juge au nombre de caves du village de Marçon où se trouve le domaine, 400 pour 1 000 habitants ! Aujourd’hui, Sébastien mûrit un projet encore plus global, celui d’un vignoble totalement autonome où des espèces locales d’arbre permettront de soutenir la vigne. De l’osier planté dans une zone humide de la parcelle servira à la confection des paniers pour la vendange. La terre du lieu permettra la confection de jarres dans lesquelles fermenteront les vins de manière traditionnelle in situ. Un pas de plus pour ce vigneron de cœur et d’esprit qui aime transmettre son savoir et sa vision à la jeune génération et qui communique sa philosophie au travers de l’art dans le cadre d’événements annuels aux thèmes évocateurs : « les ivresses » en 2020, « l’équilibre » en 2021…
« Se mettre au service du terroir, comprendre l’équilibre de la plante dans son environnement, son rapport avec les différents éléments et les autres espèces qu’elle va côtoyer. »
