En permettant de séparer contenu et contenant, un déconditionneur et un process innovant, issus de quatre ans de R&D et de la collaboration entre huit partenaires, ouvrent un nouveau gisement de déchets à l’économie circulaire. Bricolage, décoration, jardinage, entretien de la maison ou de la voiture… toutes ces activités menées par les particuliers produisent des déchets qualifiés de « déchets diffus spécifiques ». Cette catégorie recouvre les acides, les bases, les pâteux, les comburants (substances favorisant la combustion d’un combustible), les produits phytosanitaires, les aérosols, les solvants, les filtres à huile de véhicule et les emballages souillés. Les pâteux (peinture, enduit, mastic, colle) en représentent la plus grosse partie : 90 % des quelque 48 000 tonnes de déchets collectés chaque année. EcoDDS, l’éco-organisme créé à cet effet en 2012, en assure la collecte et le traitement pour le compte des metteurs sur le marché selon le principe du pollueur/payeur et de la responsabilité élargie du producteur (REP). Outre 3 600 déchetteries partenaires, plus de 2 300 points de collecte sont installés dans les points de vente volontaires dans le cadre du dispositif REKUPO.
Mais plusieurs obstacles entravent le recyclage des contenants de pâteux. C’est notamment le cas pour les pots de peinture et d’enduit. D’abord, en raison du mélange entre pots de peintures acryliques à l’eau parfaitement inoffensifs, et la peinture glycéro à base de solvant. En vertu des réglementations européennes et françaises, la présence d’un seul produit dangereux suffit pour que l’intégralité d’un lot de déchets soit considérée comme dangereuse et incinérée dans des unités de valorisation énergétique dédiées. En effet, la quantité d’énergie dégagée par la peinture en brûlant et les variations de température que cela génère rendent délicat son mélange avec les ordures ménagères traitées dans des incinérateurs standards, où sont éliminés les déchets pour lesquels n’existe pas de filière de recyclage.
Certes préférable à l’enfouissement en décharges, cette « solution » de valorisation énergétique reste cependant nettement moins intéressante que le recyclage aussi bien sur les plans économique (puisque l’incinération a un coût) qu’environnemental (puisque cela limite la valorisation matière).
Il s’avère qu’une grande partie des produits collectés ne sont en réalité pas dangereux (peinture acrylique ou enduit).
Mais jusqu’à présent, indépendamment de la composition de la peinture et du matériau (métal ou plastique) avec lesquels ils étaient fabriqués, les pots de peinture étaient impossibles à recycler en raison de la difficulté à séparer contenant et contenu.
Quatre ans de R&D dans le cadre d’un co-investissement
C’est précisément ce frein que permet de lever le nouveau déconditionneur installé, depuis le printemps 2022, sur un site de l’entreprise familiale Excoffier. Cette entreprise de 450 personnes, implantée dans les deux Savoie et dans l’Ain, collecte tous types de déchets et travaille avec plusieurs éco-organismes tels qu’Éco maison pour les meubles, Corepile pour les piles ou EcoDDS pour les déchets diffus spécifiques. En plus des quatorze sites qu’elle opère déjà, l’entreprise vient d’aménager un Éco-pôle de sept hectares à Chêne-en-Semine (Haute-Savoie) en bordure d’autoroute, intégralement dédié aux opérations de tri, dont une partie à ce nouveau projet.
Cette machine, qui occupe une emprise au sol de 30 à 40 mètres carrés, n’a à première vue rien de spectaculaire.
Pourtant, inspirée de techniques utilisées dans d’autres industries comme l’agro-alimentaire, elle résulte de quatre ans de R&D menée par EcoDDS et constitue une première à l’échelle européenne.
Le projet n’innove pas seulement en matière de technologie. En effet, les travaux communs entamés en 2018 ont fait l’objet d’un co-investissement contractualisé entre EcoDDS et Excoffier. « Il ne s’agit pas d’une relation client/fournisseur classique, témoigne Valentin Lamy, responsable exploitation et production d’Excoffier. Nous sommes ensemble dans l’investissement et dans la résolution des éventuelles difficultés. »
De nombreux tests ont été nécessaires avant d’aboutir à un résultat satisfaisant. Ainsi, de premiers projets consistant à faire sécher les pots ou encore de leur faire subir des opérations successives de centrifugation et de décantation ont dû être abandonnés en raison d’une consommation d’eau trop importante. Mais un palier déterminant a été franchi en mai 2022 avec l’implantation de la machine sur le site d’Excoffier, la réception des premiers pots de peinture et la conduite de tests grandeur nature. « C’est l’étape qui permet de mettre la R&D en application pour passer à l’outil industriel », précise Valentin Lamy. Les essais menés à partir de ce moment-là ont permis d’apporter quelques améliorations supplémentaires.
Ainsi, les arceaux du dispositif de convoyage, qui entravaient parfois le process, ont été modifiés. L’augmentation des volumes de peinture a entraîné une plus grande viscosité, qui a nécessité d’accroître la puissance de pompage.
Peinture, métal ou plastique, à chaque matière sa destination
Dans sa configuration finale, le déconditionneur, en service depuis juillet 2022, fonctionne comme une grosse machine à laver, équipée de pales métalliques, qui déchiquettent les parois des pots de peinture pour en éliminer la partie visqueuse plus ou moins liquide. « C’est un système nettement plus efficace que si l’on broyait les pots en mille morceaux, ce qui générerait beaucoup de pertes », affirme Valentin Lamy.
Parmi la quantité de pots réceptionnés par Excoffier, ceux ayant contenu de la peinture glycéro ou d’autres produits chimiques, tels que des solvants, sont préalablement triés et séparés pour être envoyés en incinération. Ceux contenant de la peinture à l’eau, qu’ils soient en métal ou en plastique, sont déversés dans le déconditionneur où ils sont réduits en lambeaux par un axe horizontal rotatif avec des pales, avant d’être déposés par un système de vis sans fin sur un tapis de tri. Là, un opérateur les débarrasse d’indésirables (pinceaux, chiffons, etc.) et un aimant permet de séparer les morceaux métalliques. Achetés par des aciéries, ces derniers seront fondus et transformés pour être réutilisés dans la construction automobile et dans l’industrie, de façon plus systématique que cela n’était pratiqué jusqu’à présent. Liquide ou pâteuse, la peinture est récupérée dans des bacs dédiés. Aujourd’hui encore éliminée en incinérateurs, elle pourrait bientôt être injectée dans des formules de bétons spéciaux si les tests en cours s’avèrent concluants.
Quant aux débris de pots en plastique polypropylène, ils sont expédiés chez Cycl-add. Créée en 2016 dans le giron du bureau d’études Créastuce, implantée à Oyonnax dans la Plastics Vallée et spécialisée en plasturgie et éco-conception depuis plus de vingt ans ans, cette startup se positionne dans la « chimie du déchet ». Cette pratique consiste à mêler des adjuvants aux différents plastiques usagés qu’elle récupère afin d’en modifier les propriétés chimiques et de les rendre aptes à certains usages. « À chaque plastique correspond une application, précise Hervé Guerry, fondateur et président de Cycl-add. Nous pourrions fabriquer toutes sortes d’objets, à condition d’avoir identifié un débouché. »
Un plastique homologué pour le transport de déchets dangereux
Dans le cas présent, après avoir ajouté des colles aux poudres de peinture pour créer une liaison chimique entre la peinture et le plastique, la startup produit des granulés de plastique noir dont la composition est parfaitement adaptée à la fabrication de caissettes homologuées pour le transport routier de matières dangereuses. Elle possède notamment des propriétés anti-UV et une certaine résistance aux chocs. En revanche, ce plastique n’est pas adapté aux produits alimentaires, qui doivent être transportés dans des caisses ne contenant aucune matière recyclée.
« Le non-alimentaire doit boucler avec le non-alimentaire », conclut Hervé Guerry.
Là encore, la formule finale résulte d’essais menés avec la société Rovip, qui fabrique les caissettes. « Nous avons travaillé en collaboration, afin de parvenir à la parfaite composition du plastique », témoigne Hervé Guerry. « Nous avons procédé par itération en menant différents tests à mesure de l’évolution de la matière reformulée par Cycl-add, dans les moules fabriqués à partir de matière vierge », complète Laurence Barthes, directrice commerciale de Rovip. « Notre nouveau site 4.0, équipé de 30 presses, est dédié au packaging et aux capsules », précise-t-elle.
Il est notamment équipé de machines adaptées à la fabrication de caisses à partir des granulés fournis par Cycl-add.
Créée en 1974, Rovip est une entreprise familiale spécialisée dans la fabrication de pièces industrielles par soufflage et injection de polymères, et engagée dans une démarche d’amélioration continue et d’économie circulaire. En juillet 2021, elle s’est rapprochée de Millet-Forestier, BMP et TMP Industrie pour donner naissance à Hyléance. Implantée sur plusieurs sites dans le Jura et dans l’Ain, cette nouvelle entité s’est fixé comme mission de « donner un nouveau sens au plastique » en privilégiant un plastique « vert et responsable ».
Un impact environnemental divisé par douze
On peut dire que la matière fournie par Cycl-add correspond à cette exigence.
« En comparaison d’une caisse fabriquée à partir de matière vierge, l’utilisation de plastique recyclé divise l’impact environnemental par douze », souligne Hervé Guerry, précisant que Cycl-add calcule, pour chacun des produits qu’elle fabrique, une douzaine d’impacts environnementaux, dont le contenu en CO2 et l’énergie. « Le coût de la matière recyclée est lié à la quantité d’étapes de tri », rappelle-t-il. D’où l’intérêt desupprimer des étapes et de reformuler la matière directement à partir des déchets. « La même chimie appliquée à des produits vierges augmenterait de façon significative le prix des matériaux », affirme-t-il.
« Grâce à un prix d’approvisionnement de la matière recyclée, inférieur à celui de la matière vierge particulièrement pénalisée par l’inflation et la flambée des prix de l’énergie, nous sommes en mesure de sortir les caissettes à un prix compétitif, y compris par rapport à nos concurrents asiatiques », se réjouit Laurence Barthes. « Les filières de recyclage restant peu développées en France en comparaison à d’autres pays européens, la disponibilité de matière recyclée est encore faible, notamment en ce qui concerne le plastique », ajoute-t-elle. L’objectif de Rovip est de développer d’autres projets que la caisse de transport, afin d’absorber de plus gros volumes de matière formulée.
Ces collaborations (sur un projet qui a mobilisé pas moins de huit partenaires au total) préfigurent le nouveau visage du recyclage et de l’économie circulaire.
« À l’entrée, on a un produit jusquelà non recyclable, et à la sortie, une matière secondaire, voire un objet en polypropylène. C’est une technologie qui n’a pas d’équivalent en Europe », affirme Valentin Lamy. Chaque matière possède son économie propre. Rémunérée enproportion des volumes de matière triée, la société Excoffier rachète la ferraille à EcoDDS.
Cette dernière prend en charge le coût d’élimination de la partie pâteuse et vend la partie plastique à Cycl-add.
En outre, ce projet représente une boucle quasi parfaite entre des déchets récupérés par EcoDDS et des caisses qui serviront à en transporter d’autres. « Nous visons tous les produits de la logistique, avec l’ambition, à terme, de pouvoir refabriquer des pots de peinture », annonce Hervé Guerry.
Des partenaires prêts à accélérer
D’ailleurs, tous les acteurs de cette aventure prévoient de monter en puissance. Après avoir traité trois tonnes de pots par heure lors des trois premiers mois, l’objectif d’Excoffier est ainsi de passer à six tonnes/heure et 5 à 7 000 tonnes par an.
Quant à la start-up Cycl-add, qui a procédé à une première levée de fonds de 500 000 euros auprès de financiers séduits par sa capacité à traiter toutes sortes de plastiques recyclés avec, à l’arrivée, des matériaux présentant un bilan environnemental très faible à des coûts inférieurs à ceux des matières vierges, elle ne compte pas en rester là. « On manque de tout, sauf de déchets », plaisante Hervé Guerry. « Le problème, ce ne sont donc ni les sources, ni les marchés, mais la montée en puissance des matières recyclées sur un marché mondial en concurrence avec des matières vierges, qui pèse environ 1000 milliards de dollars. Aujourd’hui, tout est fabriqué à partir de pétrole, ou – pour les produits biosourcés – de maïs qui nécessite dans certains pays de déforester pour dégager la surface nécessaire à leur culture », rappelle-t-il.
Cycl-add prépare une prochaine levée de fonds de 2 millions d’euros début 2024. Si l’essentiel de l’équipe se compose aujourd’hui de chimistes et d’ingénieurs affectés à la mise au point de formules chimiques, ces fonds doivent permettre de recruter des ouvriers et d’investir dans une extension d’usine et de nouvelles chaînes capables de traiter 400 kilos de matière par heure afin d’assurer une montée en puissance.
De son côté, EcoDDS vise l’implantation d’un deuxième de ces déconditionneurs révolutionnaires en France. « En tant que tels, les déchets représentent une valeur négative lorsqu’ils doivent être incinérés ou enfouis. C’est pourquoi il est essentiel d’y injecter de l’intelligence », conclut Hervé Guerry.