« LA CUISINE EST UNE RÉINVENTION PERMANENTE »
Étienne Thierry-Aymé : Avec d’autres grands noms de la gastronomie, vous faites aujourd’hui partie du collectif Chefs4ThePlanet, le réseau mondial d’information et de solutions pour une gastronomie durable, d’où vous vient cet intérêt pour la question de la durabilité dans votre métier?
David Gallienne : Parce que, au-delà d’être un chef de cuisine, je suis aussi un entrepreneur. Et qu’aujourd’hui, nous sommes contraints au vu des évolutions actuelles de « revoir notre copie » et de chercher des solutions. C’est un sujet délicat mais tout est en train d’augmenter : matières premières, énergie, etc. Dans mon restaurant, par exemple, ma facture mensuelle d’énergie a multiplié par six entre 2022 et 2023.
D’une année sur l’autre, elle est ainsi passée de 4 000 à 24 000 euros par mois.
Nous n’allons donc pas avoir d’autres choix collectivement que de trouver des solutions et d’innover… Sinon la cuisine de demain risque de se faire au feu de bois ! Car, même si nous répercutons une partie des augmentations que nous subissons sur le prix de nos prestations, nous risquons d’arriver à un point de rupture avec nos clients.
La question étant : jusqu’à quand et où pourront-ils continuer à nous suivre ?
D. G. : Certainement. Mais, je ne les ai pas encore en mains, et je vous avoue que, chaque nuit, je ne dors pas tranquille sur mes deux oreilles… À l’heure où je vous parle, je n’ai en effet pas encore trouvé toutes les clés… Mais, il va bien falloir trouver. Je pense notamment qu’il va falloir aller de plus en plus vers l’autosuffisance, que ce soit sur le plan énergétique, ou pour la consommation des aliments que nous utilisons chacun dans notre cuisine.
Je pense qu’il nous faudra aussi consommer de plus en plus sur des circuits courts. Je suis d’ailleurs déjà très engagé sur ce sujet, ainsi que pour réduire notre consommation animale.
E. T.- A. : Qu’entendez-vous par autosuffisance?
D. G. : J’ai une cuisine très végétale. C’est pourquoi au Jardin des Plumes, nous avons par exemple engagé, en 2021, un jardinier pour cultiver et fournir le restaurant en herbes et fleurs comestibles.
Au bout d’un an, nous étions autosuffisants, au moins pendant toute la période estivale, ce qui au-delà de la question environnementale nous a également permis de réaliser de jolies économies.
On va continuer à développer cette démarche… pour, pourquoi pas, la décliner aux autres ingrédients dont nous avons besoin dans notre cuisine.
E. T.- A. : Et concrètement, la transition a-t-elle aujourd’hui déjà un impact dans vos assiettes? Y a-t-il des produits que vous utilisiez avant, et que vous utilisez moins souvent dorénavant?
D. G. : Les produits « luxueux» sont désormais proposés en supplément dans notre carte. Ils ne rentrent plus forcément dans nos menus, dans la composition ni dans la tarification qu’on pratiquait précédemment. Ainsi, quand une personne souhaite se faire plaisir et rajouter par exemple du caviar ou de la truffe sur certains mets, nous lui proposons en supplément. Mais cet ingrédient n’est plus directement intégré dans le plat. Une sorte d’option.
E. T.- A. : Vous mettiez l’accent sur le circuit court s’agissant des ingrédients que vous utilisez. Y a-t-il d’autres évolutions?
D. G. : Je me suis toujours inscrit dans la démarche du circuit court. Je dirais surtout que la principale évolution réside dans la composition de nos assiettes, et la répartition des ingrédients. Là, où hier la protéine animale portait les trois quarts environ de la composition d’un plat, le quart restant était pour la garniture. Aujourd’hui, la répartition est quasi inversée.
Je vais ainsi beaucoup plus mettre le végétal en avant, dans les trois quarts du plat, et condimenter avec la protéine animale, qui représente le quart restant. J’ai ainsi considérablement baissé les portions animales, une matière première chère, et coûteuse aussi pour l’environnement car notamment fortement consommatrice en eau, pour aller plutôt vers une cuisine, pas totalement végétarienne, mais qui porte beaucoup plus sur le végétal.
Le chef s’inspire de ses voyages pour créer des mariages de saveurs surprenants et révélateurs.
© Yvan Moreau
E. T.- A. : Pour rebondir sur le sujet des protéines, avez-vous déjà intégré des protéines alternatives, comme les insectes, à votre cuisine?
D. G. : Je ne suis pas encore prêt psychologiquement à manger des insectes. Et pourtant, je suis ouvert d’esprit. Je voyage beaucoup à l’étranger. Et, j’ai d’ailleurs eu l’occasion d’en manger dans certains pays. Mais j’ai vraiment du mal. C’est quelque chose qui n’est pas encore vraiment intégré, en tout cas pas dans ma cuisine, sans doute aussi, parce que ce n’est pas dans notre culture non plus. Par conséquent, je pense qu’il me faudra certainement un temps d’adaptation si demain on ne devait manger que des asticots et des sauterelles…
E. T.- A. : Mais, quand on parle de protéines alternatives, il n’y a pas que les insectes, on oublie souvent de citer aussi les protéines végétales comme les légumineuses et autres?
D. G. : Ah là, c’est différent. J’adore ! Lentilles, pois chiches… En plus, nous avons, au Jardin des Plumes, la chance d’être dans une région ultra productrice sur le plateau du Vexin. Nous sommes d’ailleurs connus pour ça, pour tout ce qui est légumineuse. En circuit court, nous avons ainsi plein de variétés et de sortes de lentilles à notre portée, des blés anciens, de l’épeautre… Un vrai régal !
E. T.- A. : Sur l’utilisation de ces ingrédients que vous disent vos clients? Quels sont leurs retours?
D. G. : C’est à double tranchant. Ce n’est pas forcément encore totalement dans leur culture. Pour beaucoup c’est nouveau pour eux. Donc nous avons encore du travail à réaliser. Il faut les travailler au corps, ne rien lâcher. Mais, je vous assure qu’on peut sublimer ces ingrédients. On peut ainsi faire de superbes plats avec une bonne lentille corail ou une lentille verte. Mais certains clients peuvent avoir encore du mal. Peut-être aussi parce nous sommes dans une région encore rurale, où l’habitude est de manger une bonne grosse portion de steak. Bref, ce n’est pas encore rentré dans les mœurs.
Mais, cela viendra…
E. T.- A. : Vue, goût… sur quels sens doit-on travailler justement pour que cela vienne?
D. G. : C’est un fait, nous mangeons d’abord par les yeux avant de manger par la bouche. C’est pourquoi, il faut d’abord travailler sur l’assiette pour que dès le premier regard, cela donne envie.
E. T.- A. : Et, plus globalement, la demande des clients a-t-elle évoluée ces dernières années?
D. G. : Nous, quand ils viennent chez nous, ils ne nous demandent rien. Ils nous font confiance. Il n’y a pas de demandes particulières. J’essaie aussi d’être sur une cuisine assez lisible et qui plaît à tout le monde pour essayer de satisfaire le maximum de personnes. C’est vraiment mon but.
E. T.- A. : Quid des légumes anciens?
D. G. : Je trouve que c’est très commercial de parler de légumes anciens. Ce sont des légumes que j’ai toujours connus. Si on prend l’exemple du panais ou du rutabaga…, on peut en faire des plats superbes également comme toutes les légumineuses. Par contre, c’est vrai que ce sont des ingrédients que les gens ne savent pas forcément cuisiner, il faut donc les accompagner.
E. T.- A. : Cours, formation… cela passe par quoi selon vous, la transmission?
D. G. : Exactement. Par exemple, par des cours de cuisine que je donne. Avec deux solutions: soit des cours participatifs avec moi ou sinon nous proposons aussi au Jardin des Plumes des immersions d’une demi-journée en cuisine avec toute notre brigade, pour faire naître une véritable prise de conscience de ce qu’est notre métier et des ses enjeux.
E. T.- A. : Avec, parmi eux, la saisonnalité?
D. G. : Fort heureusement, la saisonnalité est aujourd’hui devenue une évidence: on ne va pas manger des fraises en plein mois de décembre. En tout cas pas chez nous. Je crois qu’il y a eu une réelle prise de conscience à ce sujet, en tout cas un grand pas de fait. Je ne vois plus sur les étals des marchés ou des supermarchés des produits hors saison comme je pouvais en voir il y a encore quelques années…
E. T.- A. : Revenons au sujet de la transmission, pour faire évoluer les mentalités, cela passe-t-il aussi par les livres, les recettes?
D. G. : Je ne suis pas sûr que les gens lisent encore beaucoup les livres de cuisine. Par contre, ils sont sur les réseaux sociaux. C’est pourquoi je partage beaucoup sur Instagram ou encore Facebook.
E. T.- A. : Et que partagez-vous alors avec eux? Que la cuisine est un éternel recommencement? Qu’il convient toujours de partir des bons produits?
D. G. : Je leur dis surtout que c’est une remise en question permanente. On réinvente constamment en partant des mêmes produits, en leur associant de nouvelles saveurs, de nouvelles épices.
D’un même produit, on peut ainsi le décliner sous plein de formes, plusieurs textures, plusieurs chaleurs, froid, chaud, etc.
Si je prends pour exemple le pois chiche, on peut le travailler sous forme de falafels, comme de houmous… On peut l’avoir de façon solide, en croquettes, de façon plus liquide, adipeux, avec une galette à la farine de pois chiche, etc. Finalement, on en revient aujourd’hui à des fondamentaux, et à ce que nos grands-parents ont connu après-guerre. À l’époque, ils ne mangeaient pas autant de viandes que ce qu’on a pu connaître et manger il y a quinze ou vingt ans. J’ai moi-même connu ça avec mes grands-parents. Ils avaient zéro empreinte carbone à l’époque. Ils cultivaient leurs légumes dans leur propre potager, avaient des lapins, des volailles, des pigeons, ils tuaient un cochon par an… Et quand on allait au supermarché, c’était juste pour acheter de la lessive. Il faut revenir à ces valeurs-là, qu’ont connues nos arrière-grands-parents et nos grands-parents.
Il est essentiel d’expliquer les techniques et le savoir-faire mais aussi de partager des valeurs comme la lutte contre le gaspillage.
© Yvan Moreau
E. T.- A. : Vous leur faites d’ailleurs une place dans votre cuisine…
D. G. : Ah oui. Le premier plat, qui ouvre mon menu, fait toujours référence à ma « Mamie Marcelle », et rend hommage à mes grands-parents. Je pars toujours sur un plat classique qui a baigné mon enfance dans l’Orne : un pot-au-feu, un céleri rémoulade, une soupe à l’oignon revue de façon moderne. Des plats intemporels, revisités. La cuisine est une réinvention permanente.
E. T.- A. : Et, l’avenir, comment le voyez-vous ?
D. G. : L’évolution de la cuisine va passer par la remise en question de tous – professionnels et consommateurs. Ce qui est clair, c’est que nous avons pris un tournant depuis le Covid, mais on n’a pas encore assez de recul pour voir où cela va nous mener. Et, j’ai encore un peu de mal à envisager comment les choses vont bien pouvoir évoluer. Par contre, ce que je connais, c’est la ligne de conduite que je vais suivre…
Un collectif de grands chefs engagés pour la planète
«En tant que chef, on se doit de montrer l’exemple, d’être des ambassadeurs de la gastronomie, d’essayer de prouver que c’est possible de consommer mieux, de manger mieux pour le bien-être de notre planète. C’est pourquoi j’ai rejoint le collectif Chefs4ThePlanet, explique le restaurateur David Gallienne. C’est une grande famille qui nous permet de partager nos expériences, nos actions et de trouver des solutions ensemble. » Une association loi 1901 dans laquelle on compte plus d’une centaine de chefs à travers la planète, dont des noms aussi prestigieux que ceux des Frères Pourcel, Laurent Petit, Guy Savoy ou encore la cheffe Dominique Crenn à San Francisco ainsi qu’une myriade de jeunes chefs plus talentueux les uns que les autres, au rang desquels David Gallienne. Un réseau qui réunit plus largement « tous ceux et celles qui agissent, au quotidien, pour promouvoir une cuisine saine, responsable et accessible au plus grand nombre, de la fourche à la fourchette», souligne le consultant culinaire Sébastien Ripari, du Bureau d’étude gastronomique, l’un des deux cofondateurs avec l’experte en politiques publiques, Anne Le More.
Il poursuit : « À Chefs4ThePlanet, nous croyons au pouvoir de l’innovation, de l’éducation et du partage des connaissances et d’expériences afin de changer nos comportements, nos modes de vie, et notre impact sur notre santé et la planète. » Et les chefs ont selon lui un rôle majeur à jouer, notamment par leur capacité à innover et influencer « à grande échelle, dans tous les pays du monde » les consommateurs.
« En intégrant les valeurs de la gastronomie et de la consommation durables dans leurs menus, en développant des techniques et des recettes créatives, ainsi que des modes de production différents, les chefs sont de puissants agents du changement culturel nécessaire pour rendre nos repas à la fois nutritifs et beaucoup plus bio et diversifiés », insiste Sébastien Ripari.
www.chefs4theplanet.com
C’est à Giverny, village de Claude Monet, que le chef a choisi de partager sa cuisine.
© Yvan Moreau, D.R.