Michelin met sa technologie à profit dans d’autres secteurs. L’entreprise fabrique par exemple des tissus qui réparent le corps humain et conçoit des hôpitaux transportables.
« Michelin, c’est de la deep tech ! »
Fabrice Lundy : Urgence climatique, hausse du prix de l’énergie, guerres, démographie en progression donc accroissement des besoins en modes de transport dont l’automobile. Comment le numéro un mondial que vous êtes répond-il à ces défis ? Florent Menegaux : Le Michelin opère dans quasiment tous les pays du monde et nous voyons tous ces défis survenir. Depuis cinq ans, nous avons traversé des crises assez intenses et nous en sommes ressortis beaucoup plus forts. Dans cette nouvelle période de « permacrise », nous avons eu la confirmation de ce qu’est l’entreprise : c’est une communauté humaine qui se rassemble volontairement pour mettre en commun son intelligence et pour fabriquer au quotidien des solutions et des opportunités. L’humain est et doit être au centre de nos préoccupations.
F. L. : Prenons un exemple : le nombre de véhicules devrait doubler d’ici à 2040, à presque 3 milliards sur Terre. Sur quelles innovations travaillez-vous ? Florent Menegaux : Le doublement du parc automobile, s’il se fait dans les conditions actuelles n’est pas compatible avec les ressources planétaires. L’idée, c’est de faire plus de choses avec beaucoup moins de matière et d’énergie.
Nous travaillons par exemple en ce moment sur le pneu rechargeable. Il n’aura plus une durée de vie donnée au moment de l’achat mais il aura un potentiel de plusieurs vies. Donc, vous pourrez le recharger, et demander à ce qu’il puisse faire 10 000 kilomètres, 20 000 kilomètres. Je ne peux pas vous en dire plus aujourd’hui car nous travaillons sur des innovations qui n’arriveront sur le marché que dans deux, cinq, voire trente ans, et dont les successeurs de mes successeurs verront les fruits. Michelin c’est de la deep tech, des technologies qui mettent beaucoup de temps à arriver sur le marché, parfois une génération. Regardez comment nous avons, par exemple, mis vingt ans à développer un pneu qui marche aussi bien en été qu’en hiver, le Michelin Crossclimate.
Dans le domaine de l’aviation, nous travaillons sur une nouvelle génération de pneus, plus légère que les générations précédentes, au poids réduit de 10 % à 20 % et qui s’accompagne de meilleures performances dans la durée. Le poids est une contrainte très importante pour l’aéronautique : chaque kilogramme compte. Le gain en poids représente en effet une économie de carburant substantielle, avec également moins de rejets de CO2.
S’emparer du quart du marché mondial des composites !
F. L. : Comment adaptez-vous vos pneus aux nouvelles mobilités comme l’électrique ? Florent Menegaux : Sur un véhicule électrique, vous utilisez l’énergie cinétique pour recharger des batteries. Il est tout le temps sous couple et donc constamment sollicité. Il est plus lourd aussi. Il y a une puissance qui est délivrée de manière continue et de manière plus instantanée. Tout ça, le pneu doit l’assumer. Celui qui sait faire ça le mieux, c’est un pneu Michelin. Nous avons engagé ce mouvement, il y a trente ans, quand nous avons commencé à réfléchir sur le devenir de la mobilité. Savez-vous d’ailleurs qu’avant l’arrivée du pétrole, les premières voitures étaient électriques ? On revient à l’origine de l’automobile.
F. L. : Où en êtes-vous de votre souhait de vous diversifier puisque vous voulez consacrer 20 % du chiffre d’affaires à d’autres activités que le pneu, notamment dans les matériaux composites ? Florent Menegaux : Je ne parlerais pas de diversification, mais de changement de regard sur ce que l’on fait. Un pneu ce sont 200 composants agencés ensemble de manière très subtile. C’est notre savoir-faire. Un pneu, c’est un composite magnifique. Cette technologie, nous la mettons à profit dans d’autres secteurs : médical, industrie, aéronautique, maritime…
Nous fabriquons par exemple des tissus qui réparent le corps humain, pour poser des stents cardiaques, des articulations pour des prothèses médicales. Toujours dans le domaine de la santé, on conçoit des hôpitaux transportables dans une grosse valise, qu’on gonfle avec une armature aussi légère que solide. Dans le secteur maritime, nous imaginons des voiles nouvelles générations, autoguidées, légères et rétractables pour passer sous les ponts. Dans l’aérospatial, nos innovations vont permettre aux engins de circuler sur la Lune avec des températures allant de plus de 150° à moins 200°. Je pourrais également vous citer comment nous développons une nouvelle génération de colle qui n’utilise plus aucune substance nocive pour la santé.
Nous avons fait de nombreuses acquisitions, comme récemment, la société FCG -Flex Composite Group, fabricant de matériaux composites avancés avec des tissus enduits très techniques pour les vêtements ou d’autres applications industrielles. C’est un marché considérable, dont nous ne connaissons pas encore tous les contours, qui s’ouvre à nous puisqu’il pèse 1 300 milliards de dollars – six fois plus que celui du pneu. Et sur ces 1 300 milliards, nous avons décidé d’y jouer un rôle important ! Vous allez nous voir dans beaucoup d’endroits dans lesquels on ne nous voyait pas ou peu.
Un million de pneus fabriqués tous les deux jours
F. L. : L’innovation s’accompagne évidemment de tech. Quel usage faites-vous
de l’intelligence artificielle ? Florent Menegaux : Le digital, chez Michelin, ça occupe presque 10 000 personnes ! L’intelligence artificielle nous permet, par exemple, aujourd’hui, de ne plus fabriquer des pneus de développement pour les tester, en simulant ce qui peut arriver sur un véhicule. Le constructeur auto nous envoie son modèle numérique que nous marions avec notre modèle pneumatique, et il pourra ainsi choisir le type de pneus qui lui conviendra le mieux. On va quasiment jusqu’à une homologation des pneumatiques en virtuel. Donc, on gagne un temps fou. L’IA nous permet aussi de démultiplier la vitesse de compréhension des phénomènes physiques présents dans un pneu. Cette intelligence artificielle, on va aussi la trouver dans toutes nos usines, avec du digital au service des êtres humains.
Sachez que quand vous fabriquez 178 millions de pneus par an – soit un million tous les deux jours – de toutes formes – du petit pneu de roulette avant d’un Mirage, de ceux de la Bugatti ou de la navette spatiale, jusqu’à un modèle de 4,50 mètres de haut pesant 6 tonnes pour de très grosses chargeuses dans les mines –, vous avez aussi le souci de la qualité qui passe par l’inspection en fin de ligne de production. Auparavant, seul l’œil humain était capable de distinguer des nuances de noir sur un pneu, et donc de révéler un défaut technique. Aujourd’hui, grâce à la technologie de vision digitale et l’IA, nous pouvons distinguer facilement ces imperfections que toutes les usines du monde apprendront en même temps.
« Le pneu rechargeable n’aura plus une durée de vie donnée lors de l’achat mais un potentiel de plusieurs vies. »
F. L. : Sur quoi portent vos efforts quand on parle de transition environnementale ? Florent Menegaux : Nous devons substituer notre contenu fossile, présent dans nos produits, par des produits soit issus d’une filière renouvelable – c’est par exemple le cas du butadiène, un composant essentiel du pneu aujourd’hui issu du pétrole et que nous serons en mesure de produire à partir d’éthanol extrait de la biomasse –, soit
recyclés, sans en affecter la performance. Aujourd’hui, la part du recyclé ou du renouvelé c’est 30 % vs 70 % pour le contenu fossile. Demain, ce sera 40 % en 2030, et 100 % à l’horizon 2050 ! Lors des dernières 24 Heures du Mans, nous avons présenté des pneus démonstrateurs de compétition très performants avec 71 % de contenus renouvelables ou recyclés.
Michelin noue des partenariats tous azimuts
F. L. : Quand on parle de transition environnementale, ne demande-t-on pas « Le pneu rechargeable n’aura plus une durée de vie donnée lors de l’achat mais un potentiel de plusieurs vies. » 38 trop, et trop vite aux entreprises ? Je prends l’exemple de la fin de la construction des moteurs thermiques en 2035 sur les voitures, est-ce tenable ? Florent Menegaux : Je pense que la société a raison d’être exigeante sur le « quoi obtenir ». En revanche, la réglementation a tort quand elle organise le « comment ». Dire qu’on veut des véhicules qui roulent avec pas plus de x grammes de CO2, c’est logique, mais il faut laisser l’industrie définir la technologie la plus adaptée.
F. L. : Et pour découvrir toutes ces technologies, travaillez-vous avec un réseau de start-up ? Florent Menegaux : Des start-up à ne pas opposer à la grande entreprise ! Elles amènent une certaine agilité, et pour le passage à l’échelle, les grandes entreprises sont indispensables. Alors oui, nous travaillons avec des centaines de start-up partout dans le monde, soit pour développer de nouvelles technologies, soit pour nous amener des idées intéressantes. Je pense à l’une d’entre elles, Enviro, qui recycle des pneumatiques. Elle était coincée dans sa techno ; nous avons pris un petit peu de capital et nous les aidons dans leur développement. Aujourd’hui, elle se fait financer par le fonds d’investissement Antin qui lui permet le passage à la phase industrielle sur la base de technologies qu’on l’a aidées à développer.
Il faut travailler l’écosystème privé-privé, donc petit et grand, mais aussi grand et grand. Nous venons d’annoncer la mise en place d’une ferme biotech de fermentation grâce à des entreprises qui n’ont a priori aucun rapport – Danone, le Crédit Agricole et DMC, une start-up américaine. Car tout comme Danone dans l’alimentation et la santé, nous avons besoin de développer des bactéries pour produire des biomatériaux dont on aura besoin au niveau industriel. Et puis, il faut des écosystèmes privé-public. C’est ainsi que je copréside avec Laurent Wauquiez, l’ancien président de la Région, l’agence économique Auvergne-Rhône-Alpes, qui aide les entreprises à s’implanter ou à se développer à l’international. En tant que Michelin, ça me donne accès à de nombreuses entreprises que je ne connaissais pas. Je fais connaître à
toutes ces entreprises ce que Michelin peut faire pour elles, et aux acteurs publics la réalité industrielle, c’est un mariage très intéressant pour résoudre des problèmes très complexes.
« Michelin dispose de plus de 45 000 fournisseurs dans le monde et fait vivre plus d’un million d’agriculteurs. »
Miser sur la formation et faire aimer l’industrie
F. L. : La réindustrialisation, tout le monde en parle. Comment l’accompagner ? Michelin a connu l’industrie d’avant… Comment écrire l’histoire d’une nouvelle industrie, plus attractive, plus tech, plus green ? Florent Menegaux : En fait, je n’aime pas énormément ce mot de réindustrialisation. Je dirais qu’il faut plutôt réapprendre à aimer l’industrie qui est indispensable, à l’instar de l’agriculture et des services. Il ne faut pas les opposer les uns aux autres. Michelin, par exemple, dispose de plus de 45 000 fournisseurs dans le monde et fait vivre plus d’un million d’agriculteurs uniquement en achetant du caoutchouc naturel. L’industrie a un impact considérable et crée de l’emploi durablement sur des dizaines d’années.
En revanche, une usine n’est pas éternelle car il y a des cycles de vie. Il faut être réaliste, en France, on pense trop souvent que quand une usine ferme, c’est de la faute des patrons. Maintenant, saluons le fait que, même si la France est un pays cher en main-d’œuvre, elle a de très belles infrastructures, ainsi qu’une main-d’œuvre qualifiée et assez abondante. Donc, investir et industrialiser en France, c’est possible. Mais il faut que ce soit stratégique. Tout rapatrier et prétendre tout fabriquer en France est absurde. Il faut faire des choix adaptés. Je prends souvent comme illustration le secteur des piles à hydrogène, domaine technique de pointe et particulièrement bien positionné pour
notre pays. Ainsi, nous avons construit récemment une première usine à Lyon, en coentreprise avec Forvia et Stellantis, proche de nos centres de recherche. On parle beaucoup des usines qui ferment, mais trop rarement des usines qu’on ouvre ! La première condition pour industrialiser, c’est d’avoir la capacité de former les personnes. Ensuite, c’est de l’innovation avec un contenu en rupture. Enfin, troisième condition, avoir à disposition de l’énergie verte, décarbonée en quantité suffisante et à un prix compétitif au niveau mondial. Aujourd’hui, malgré le nucléaire qui est encore trop cher, les conditions ne sont pas toutes réunies.
F. L. : Justement que proposez-vous chez Michelin sur le volet formation ? Florent Menegaux : À Clermont-Ferrand, nous avons développé « Hall 32 », qui accueille les bac -3, dans une usine transformée en centre de formation. Cette structure est un partenariat public-privé associant la ville, la région et l’État. C’est bien sûr un clin d’œil à l’École 42, la fameuse école digitale. On y applique le concept aux métiers de l’industrie. Nous prenons des élèves, quel que soit leur niveau et on les amène à ces métiers en les formant sur les dernières technologies. Toutes les PME régionales, industrielles ou pas, sont adhérentes de Hall 32 et définissent leurs besoins. Chaque semaine, deux à trois écoles viennent découvrir ce monde. C’est une façon de faire la promotion de nos métiers.
L’entreprise, pour répondre au vote populiste
F. L. : Justement, à propos de gens, vous avez affirmé haut et fort au printemps que le Smic ne suffit plus pour vivre et vous promettiez de verser un salaire « décent » à tous vos salariés dans le monde. Qu’avez-vous fait concrètement ? Florent Menegaux : Nous l’avons mis en place partout dans le monde depuis le 1er janvier 2024. Cela a démarré il y a presque quatre ans, au moment du Covid. Nous nous étions rendu compte que dans de nombreux pays, en l’absence de mécanismes de protection sociale publics forts, beaucoup de familles avaient du mal à joindre les deux bouts.
Or, si nous voulons que les gens se développent durablement au sein de Michelin, il faut qu’ils aient les moyens de le faire. Quand une personne est préoccupée par des soucis de subsistance, elle a moins de temps à consacrer à son travail. Nous avons donc décidé de travailler avec une ONG, Fair Wage Network, pour nous aider à définir précisément ce que sont les besoins d’une famille de quatre personnes – deux adultes et deux enfants – pour se loger, se nourrir, pourvoir à l’éducation des enfants, faire un peu d’épargne de précaution en fonction du coût de la vie où elle réside…
Pour vous donner quelques exemples concrets, le pouvoir d’achat à Clermont-Ferrand n’est pas le même qu’à Paris. Donc, dans la capitale, nous avons fixé le salaire décent à deux fois le salaire minimum. À Clermont, où le coût de la vie et notamment du logement est moins cher, c’est 20 % au-dessus du salaire minimum français. À Shanghai en Chine, c’est deux fois et demie le salaire minimum et à Atlanta aux États-Unis, c’est aussi deux fois et demie le salaire minimum américain, etc. Nous sommes convaincus que le salaire décent est une condition indispensable de l’engagement de nos salariés. Je ne veux en aucun cas que la performance de l’entreprise se fasse sur une forme de misère sociale.
Outre l’initiative du salaire décent, notre Groupe a également lancé en parallèle une autre innovation sociale majeure : le socle universel de protection sociale. Celui-ci sera déployé au 1er janvier 2025, pour tous et partout dans le monde.
F. L. : Quelles ont été les réactions ? De vos homologues, et des syndicats qui ont peut-être eu l’impression que vous leur voliez leur job en quelque sorte ? Florent Menegaux : Je ne suis pas en concurrence avec les syndicats. Moi, je ne peux pas matériellement parler directement aux 135 000 salariés, même si j’aimerais le faire. Il est donc normal d’avoir des représentants du personnel. Quant à mes pairs, certains m’ont assuré l’avoir déjà fait, mais sans le dire. D’autres m’ont demandé comment j’avais procédé car ils envisagent également de mettre en place le salaire décent dans leur entreprise. Mais aucun d’entre eux ne m’a dit que je n’aurais pas dû et que c’était une erreur.
F. L. : Quand vous affirmez qu’il faut agir pour le bien commun de l’entreprise, pensez-vous qu’une juste considération dans le monde du travail aurait permis de réduire le vote populiste ? Florent Menegaux : Je pense que le vote populiste, c’est un cri du besoin de reconnaissance. Le populisme, c’est proposer une vision simpliste du monde en disant à des personnes en difficulté « je vous ai entendues », en leur promettant, par exemple, une baisse des taxes sur les carburants, mais sans dire comment il est possible de financer un tel dispositif. Néanmoins, il faut entendre ce que disent ces personnes. Les êtres humains sont des êtres d’émotion. Pour travailler sur l’anxiété collective, il faut que celle-ci puisse s’exprimer : la première façon d’être reconnu, c’est d’être écouté. Le vote populiste est souvent le vote de gens qui disent ne pas être entendus émotionnellement.
« Outre l’initiative du salaire décent, notre Groupe a également lancé le socle universel de protection sociale. »
Lorsque l’on me demande ce qui m’empêche de dormir la nuit, je réponds souvent que c’est la cohésion sociale. Et mon rôle, c’est de l’assurer au sein de Michelin, et de faire en sorte que tout le monde soit porté par une vision commune. Et si c’est vrai au sein de Michelin, ça l’est à plus forte raison au sein d’une ville, d’une région, d’un pays, ou à l’échelle européenne. La réalité, c’est que de très nombreuses personnes sont en difficulté, il y a beaucoup de pauvreté réelle en France. La vitesse de croissance de la rémunération du capital – beaucoup plus mobile et rapide – a été très supérieure à celle des salaires, qui eux, obéissent à la concurrence internationale, avec des règles du jeu qui ne sont pas toujours équitables. Cette situation créée de la désespérance. L’Europe, et la France, doivent avoir une vision globale de la répartition de la richesse. Je pense que l’Europe ne porte pas suffisamment d’attention à cette question-là, à la différence des entreprises qui savent que si elles n’ont pas les personnes, ou que celles-ci manquent d’engagement, elles ne peuvent plus produire. Donc, naturellement, l’entreprise partage la valeur, plus ou moins bien, mais elle le fait. C’est peut-être ce que certains politiques ont oublié.